l’île soulevée (le dimanche, un peu de lecture avant la sieste)

Certes, ce ne fut pas une sinécure que de retrouver le balai pont au milieu des bagages, puis d’aller remplir un seau à la citerne et d’ensuite lessiver le parquet ciré sur lequel nos pas avaient laissé tant d’empreintes, mais, comme le soleil se levait à peine, nous jugeâmes que nous serions fins prêts pour l’arrivée du bateau. Mina aspergea la baie vitrée d’un produit à base de plantes et de jus d’épluchures de patates douces, et se mit à frotter les carreaux avec de grands gestes amples et décidés, son œil un peu vitreux scrutant la baie avec force inquiétude. La mer était basse, semblable à une table de salon prise de tremblements entre deux conversations ineptes, et des écueils émergeaient, brisant de lourdes et paresseuses lames d’eau salée, ainsi qu’il en est des discours de rupture entre deux amants, quand tout a été dit et que l’automne éloigne les navires des quais.

Le bateau s’apponta vers dix heures, et son flot de passagers, touristes en goguette, se répandit sur le quai comme une marée blanche aux teintes colorées. Nous les regardâmes, un peu comme s’il se fut agi d’un rêve, d’une invasion de mollusques revenant sur une terre oubliée pour se désagréger à jamais en cristaux de sel, en grains de sable, en panneaux publicitaires. Ce fut, pour tout dire, un choc mou, un retour à la civilisation que nous avions quitté cinq ans auparavant à bord d’un petit caboteur, que nous utilisâmes dès lors pour approvisionner ce chapelet d’îles perdues à deux heures du continent.

La raison, qui par ailleurs était multiple, pour laquelle nous avions décidé de déserter la civilisation dite moderne venait principalement d’un certain dégoût, de cette forme de résignation qui charrie chaque jour son absence de vivacité, nie la diversité des uns et l’attrait des autres, qui fait s’agenouiller face aux diktats ténébreux d’un petit nombre des populations entières, et finit par vous dégoûter vous-même d’être devenu ce qui vous environne, par manque de passion, de curiosité et, tout simplement, de désir.

Nous tombâmes rapidement sous le charme de cette île. Une centaine d’habitants la peuplaient, vivant chichement, et la langue vernaculaire qui ne souffrait pas de traduction possédait ce ton chaud des gens simples qui rendent possibles tous les échanges, tant économiques qu’amicaux. Nous y accostions une fois par semaine; selon la saison, suivant les brumes, le vent et les grains, ou encore sous un ciel pervenche. L’arrivée dans la petite rade créait un moment de liesse parmi les femmes et les enfants (une trentaine) venus nous accueillir. Nous commercions de produits basiques variés venant pour la plupart d’autres îles (vêtements, poissons, fruits, outils agricoles), ou du continent (bidons de gasoil, lait en poudre pour nourrissons, eau-de-vie, huile, filets de pêche, café, farine, roudoudous).

Un soir d’automne, alors que la mer était forte et le ciel grumeleux, une avarie se produisit et nous perdîmes nos réserves de gasoil; nous dûmes accoster au plus près et c’est ainsi que nous nous installâmes sur cette île. Une maisonnette en haut de la colline, surplombant la baie, se trouvait être depuis peu inhabitée. Son propriétaire, apprîmes-nous, venait de découvrir des terres australes et avait décidé d’y élever des kangourous, qui sont, comme chacun sait, très roublards, et plus avares que les écureuils (ceux-ci planquant dans des caisses ce qu’eux mettent simplement dans leur poche). Le chef du village, qui s’occupait de la gestion de la propriété (si l’on peut dire), nous remit les clefs contre le versement d’un loyer modéré indexé sur le cours des marées, comme cela se pratique dans toutes les îles et les oasis du monde.

Le confort rudimentaire ne nous rebuta pas, au contraire: tout ou presque était à faire. Une grande cheminée à l’âtre noirci occupait l’espace, que complétait une cuisinière à bois en assez bon état. Les bois flottés que les marées rapportaient suffisaient amplement à alimenter tous les foyers de l’île. Une table, un lit, quelques ustensiles de cuisine, bref tout le fourniment nécessaire à la survie de deux individus désormais sans boussole ni curriculum vitae. Six éoliennes, sur l’autre versant de la colline, côté continent, et une roue à aube dans la rivière qui cascadait en amont, assuraient un courant électrique suffisant pour faire fonctionner le petit réchaud que nous découvrîmes dans la remise, avec les outils de jardin et les pots de lasure bleu azur.

Très vite, la terrasse donnant sur la baie, le ponton, la plage et son unique banc (le regard embrassait l’ensemble, et bien au-delà, d’autres îles) devînt notre séjour favori. Par contre, un temps d’adaptation fut nécessaire pour apprendre où poser les collets (l’île était généreuse en lapins, chats sauvages et autres animaux qui, bien cuisinés avec une sauce adéquate, permettaient d’en oublier la nature animale), comment poser les paniers pour attirer les écrevisses et les hameçons en file indienne pour les anguilles. Les poules des autres indigènes nidifiaient à la sauvette offrant leurs œufs au hasard, et les dix vaches du chef du village produisaient la viande et les laitages (il faisait venir le foin et les céréales par un caboteur qui liaisonnait les îles une fois par mois, apportant le courrier, l’electro-ménager sommaire (les réfrigérateurs notamment, qui claquaient très vite des dents et qu’il fallait changer souvent), des réserves plus conséquentes d’essence, de l’ameublement, de l’eau gazeuse pour le gin fizz et autres gâteries (dont le célèbre pastis des îles Amélie).

En général, le pilote débarquait accompagné d’un docteur et, plus rarement, d’un inspecteur d’Académie venu tester ses palmes. Jamais cependant ne l’accompagnait une belle femme cosmétiquée venue de la capitale, (mais personne ne lui reprochait car son homosexualité était connue de tous), ni aucun toutou tondu avec son petit collier incrusté de diamants. Il faut admettre que cet endroit perdu ne ressemblait en rien aux îles Caïmans où les vieilles richissimes mangent kangourous et écureuils en versant des larmes de crocodile. Ici, l’ennui n’avait pas de résidence secondaire.

Nous prîmes ainsi le rythme des saisons, jusqu’à ce jour où le balai pont et l’astiquage de la baie vitrée vinrent clore brusquement notre aimable situation. Le couperet tomba sous la forme d’un courrier austral: le propriétaire désirait prêter sa maison à des amis et nous demandait de dégager le plus rapidement possible. Demandait, ou plutôt nous intimait l’ordre. Son élevage de kangourous avait tellement prospéré qu’en échange d’une hacienda (vingt mille hectares environ) dans les plaines du pays où il avait émigré il proposait à ses amis de leur offrir l’île entière, si leur séjour ici-même faisait naître en eux l’envie (oh, mon cher, cet endroit est un vrai paradis) d’un vaste espace naturel où l’on peut organiser de grandes fêtes et se pointer en hélico ou en yacht, bien à l’abri des vicissitudes du monde réel, tout en fructifiant ses avoirs par le servage des autochtones (ce dont il nous excluait forcément, sachant d’où nous venions) et en déléguant aux majordomes les affaires courantes.

Ainsi ce matin-là, à dix heures, quand le navire répandit sa marée de mollusques bigarrés tirant leurs valises à roulettes, que de la soute surgirent les quads et que le bruit des conversations ineptes fit trembloter la table du salon, la maison était propre, rangée et vide. Nous y avions laissé l’absence.

AK Pô

27 08 10

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