de grâce et de Grèce

Les mouches faisaient de la haute voltige en froissant le silence. Parfois, ouvrant un œil, j’en abattais un petit escadron à coups de tapette, avant de reprendre ma sieste. Elles étaient aussi nombreuses que les cafards de la résidence étudiante, et sans doute que les frelons asiatiques dans les jardins. Mon chat Belzébuth les croquaient dès que tombées à terre, et une grande sérénité emplissait alors la pièce, mélange de ronronnements félins et de vrombissements d’insectes. Comme une douce sensation de léviter, entre le pire et l’empyrée, entre le Pirée et Gaza. Emporté sans doute par de vieux souvenirs, dans lesquels bourdonnaient les mouches sur les étals des bouchers de la Plaka, quartiers de viande suspendus dans les halles d’un quartier d’Athènes, mené par le cafard d’un peuple si exemplaire se faisant estourbir sans vergogne, je regardais sous mes paupières closes d’étranges images, mêlant Costa Gavras à Onassis, la Callas à Théodorakis, la statuette ithyphalle du dieu Pan aux tapineuses installées au pied de l’Acropole, bref, je dormais d’un sommeil agité par ma jeunesse enfuie.

Dans ce lit qui donnait sur le vertige, le bouzouki en berne glissé sous les ressorts du sommier, mon corps et mon esprit se disloquaient. Les plus sombres réalités semblaient se partager ma préhension du monde dans lequel je vivais. De l’immonde crime d’Alexandre d’Alexandrie aux impossibles unions de peuples souverains pour sauver le navire Europe des bras d’un Zeus de la Haute Finance qui la posséderait, sur la crête des courbes et graphiques du Profit, Minotaure affamé de jeunettes aux grands yeux dont les cadavres ensuite blanchiront chez Minos, dans les labyrinthes comptables de la mégalomanie du Pognon.

Mais que ces cauchemars manquaient donc de fantaisie ! Quelques coups de tapette brassant l’air et de nouveau un nuage de mouches s’élevait dans l’air lourd de l’abandon de soi ; l’esprit plein de turpitudes et de désirs vains déployait ses ailes de vampire, le sang qui coulait dans mes veines devenait un cocktail savoureux que buvaient quelques magnats, lèvres collées aux tubes en fibre naturelle fabriquées par ces gens qu’ils mettaient sur la paille. Belzébuth souriait, tel le chat du Cheshire. Les mouches, comme le sang, étaient pour lui ce que le boudin et la mocheté sont pour les humains : une source permanente de n’être pas tout à fait ce que nous pensons être nous-mêmes, une illusion nourrissante. Ou, pour donner une autre image, des carcasses tamponnées au bleu suspendues aux crocs des bouchers, les clients veulent les parties charnues, pas la graisse ni les os. La Grèce ni les eaux, eaux profondes que traversa Europe sur le dos de Zeus le Financier déguisé en taureau blanc.

Comment résoudre le problème de l’endetté sans bourse délier, comment rapiécer le linceul de l’humanité alors qu’on se prélasse, seul et nu, sur un lit à une place, dans un immeuble vétuste hanté par les blattes, sinon en faisant griller celles-ci, les transformant ainsi en plat principal dans une résidence universitaire unie vers Cythère. Belzébuth bien entendu est d’accord et n’en fait pas mystère, les moustaches en pinceaux évoquant Watteau, Géricault et son radeau, l’Enfer n’a pas besoin de cadenas, un blocus suffit à ceux qui sont dedans pour n’en jamais sortir. La Palestine est une teinte de couleur rouge sombre ravivé d’un sable ardent, solaire. Une de ces couleurs répandues dans le monde par la même méthode : la violence aveugle et bestiale, royaume des mouches et des capharnaüms, des charniers et de la haine entretenue par des Arès jamais mis aux arrêts, légions droguées au service des plus immondes des dictateurs. Parfois, ouvrant un œil, j’en abattais un petit escadron à coups de tapette.

Mais comme à force de coucher sur le papier ce qui nous passe en tête on finit par s’assoupir, je me lève, résolument optimiste.

Prêt à attaquer ce bouquin d’Albert Cossery, « une ambition dans le désert », trouvé d’occase dans une foire aux livres. Pourvu que cela ne te file pas le bourdon, me susurre Belzébuth. T’inquiète, gros chat, c’est un pote à moi, le Cossery !

AK Pô

23 07 11

9 commentaires sur “de grâce et de Grèce

  1. C’est ta description qui est drôle ! Pour ce qui est de l’économie grecque j’en saurai plus quand mon amie grecque prof d’histoire viendra me visiter sur l’île. Je ne l’ai vu que 24h lors de mon débarquement à Athènes et pas eu trop le temps d’aborder la question. Mais quand on voit sur l’île (je ne parle que de celle-ci que je connais bien : Naxos) comment ça se passe, on peut avoir des doutes… beaucoup trop de choses se paient en cash-cache !

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    • ce texte date de 2011, époque où les grecs étaient remisés sur le « ban » de l’Europe, et risquaient fort d’en sortir. C’était, pour moi, une façon de traiter le sujet. Aujourd’hui, il semble que peu à peu la situation du pays s’améliore, mais je n’ai rien suivi là-dessus depuis un ou deux ans…

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