étendre la lascive (épisode 2)

(suite 2, pour les gourmands exclusivement)

La chambre était sobrement meublée. Une lucarne ouvrait son point de jour et son panorama sur la cour principale et les bois environnants. De cette vigie l’on pouvait observer Olaf et Amudssen gambader, Joseph et Nadine s’amuser à étendre les draps sur la corde à linge qui séparait la basse-cour du jardin potager.

Quant à Louise et Hubert, son mari, on les entendait s’engueuler entre la cuisine et la salle à manger, ce qui constituait pour cette famille l’heure de passer à table.

Je posais mes deux valises sur le lit, les faisant rebondir. C’était un lit que l’on dirait à l’ancienne, un sommier en fers plats croisés soutenant un matelas constitué de ressorts et de coton, une antiquité coloniale avec deux nubiens ridicules sculptés dans les poteaux du dosseret. Un plumard où des générations de petits paysans avaient été conçus depuis la révolution de 1848, si mes souvenirs sont bons. La couette par contre était un produit local et parfaitement durable, si l’on considère que ce devait être la même depuis celle d’octobre 1917 (entre Martinez et les Fossiles à faux cils), et sera certainement encore la même quand viendra la révolution de 2035.

L’ameublement se composait, hormis le plumard, d’une armoire aux battants vermoulus, d’une table noircie par le frottement de l’ennui, assez épaisse pour y poser les coudes du désespoir sans céder au suicide, d’un chevet avec sa lampe qui n’éclairait que la foi des aveugles à recouvrer la vue et, magie, le tout entouré de murs aux papiers peints défraîchis, mais pas que. L’humidité y avait joué son rôle d’artiste de l’usure et du temps, décorant ce papier de taches plus ou moins sombres, formant des dessins surréels, fantomatiques à souhait, parfois érotiques pour le dormeur insomniaque. Du plafond, dans les angles surtout, pendaient des toiles d’araignées ancestrales, une collection digne d’orner un costard de Villani, ou les châteaux hantés de Bohème ou de Transylvanie.

On frappa à la porte. « Oui, c’est pourquoi ? »

« Le repas est servi, monsieur John Carpenter. Nous vous attendons, mais dépêchez-vous, ce soir notre père Hubert a récité le Bénédicité plus tôt que prévu et la soupe, pour une fois, n’était pas mauvaise ! »

Je reconnus la voix de Nadine et m’étonnais qu’elle soit si calme. Le silence ambiant amenuisait-il les cris et les regimbades, ou la porte close amenuisait-elle le son de sa voix, comme quand meuglent au loin les vaches de Savoie qui ont perdu leurs lourdes sonnailles, je ne sais et me tus. Je savais qu’Hubert Bougy était chasseur, et mon silence prévalait quant à la suite de mon enquête, dont, je l’admets, je n’ai pas évoqué le moindre motif de ma présence en ce lieu.

Il faut tout de même que je révèle le but de mon enquête au lecteur, par déontologie plus que par le mal qu’il aurait lui-même à s’endormir dans ce pucier aux ressorts retors (ce qui ne serait, ma foi, que le meilleur moyen de le tenir éveillé, voire attentif, à la lecture de ce récit inepte mais pas encore vindicatif, ce qui ne saurait tarder si Joseph tout à coup refuse d’étendre la lessive ou fait tomber et brise la soupière restée en équilibre sur le vaisselier rustique. Heureusement, Louise est présente, je dirais même plaisante (comparée à Hubert), je dirais encore que Louise et moi dans cette chambre avec lucarne ouverte sur le paysage, la basse-cour, la forêt sauvage telle que la vit Walden, moi puissant comme un Thoreau bondissant sur elle…

La soupe était froide quand je m’attablai. Le pain avait fondu, ne restait que le counik, un mot local pour désigner le croûton, l’autre bout de la baguette, celle que l’on réserve, dans les campagnes, aux vieux qui s’y cassent le dentier et restent, durant les jours ou les semaines nécessaires à la réparation de cet outil à croquer, de moindres bouches à nourrir, notamment quand de jeunes imbéciles cassent la soupière et qu’il ne reste que du lard dur comme un pneu à mâcher, ce qu’on appelle ici la couenne.

Pour être franc, j’ignorais encore si cette enquête irait jusqu’à la fin et si j’en sortirais vivant, si le New York Télégraph appuierait mes investigations, tant ce qui n’est pas sensationnel n’apparaît jamais dans les journaux. Pourtant, la cause est noble. C’est sur ce sentiment que je regagnais ma chambre, m’étendis sur le lit, regardant vaguement les toiles d’araignées de la collection Villeni, et m’endormis.

31 01 2020

AK

7 commentaires sur “étendre la lascive (épisode 2)

  1. J’ai beaucoup ri à tes métaphores et comparaisons (Villani entre autres) ! Moi aussi j’attends la 3ème suite ! Mais n’en fais pas des dizaines parce que je pars bientôt -sans ordi ni trop de wifi- et j’aimerais bien savoir ce que tu vas inventer, avant mon départ ! mais ne stresse surtout pas, hein !

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    • Demandez la lune à un vieux couillon et attendez au soleil qu’il (le vieux couillon) se couche sur sa plume, voilà une bonne résolution (pour un fainéant de lecteur qui ne propose pas même une menthe à l’eau!),mais c’est bien connu, les lecteurs sont de vrais chameaux!😁😜

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