La leçon de géographie

Comme il n’y avait rien à voir j’ai ouvert la fenêtre et ai regardé la mer

A vol d’oiseau, elle était un peu plus loin que le bruissement des vagues,

Comme un enfant de Téhéran ouvrirait sa porte à un inconnu très barbu

Descendu de la Caspienne, un homme très beau et aux mains larges

De ceux qui racontent aux enfants leurs lourdes aventures et en taisent

Les blessures et le silence des livres d’Histoire, les livres sans histoires

qui répètent à l’envi le nom des batailles et des dictateurs devenus familiers.

L’enfant reconnaît alors les yeux de son père. La barbe est drue et noire,

Comme l’obligation en ces temps terribles de porter un masque sur le visage.

Les yeux ne trompent pas, quand ils vous regardent en face. L’homme,

Malgré les interdits, embrasse son enfant. Fils, lui dit-il, je suis parti par la terre et me voici de retour par la mer. Comment expliquer cette magie ? En occident, quand il n’y a rien à voir, ils ouvrent la fenêtre et regardent la mer. Nous, que voyons-nous ? La misère, la faim et l’oppression, le brouillard des barbus complus dans leurs extases.

Quand j’ai quitté ce pays, tu venais de naître . Aujourd’hui tu as dix ans, je crois. Et tu ne sais rien de ma vie. Je le comprends. Ferme la porte et ne réveilles pas ta mère, c’est une histoire entre nous, un secret idiot, celle d’un homme qui s’est enfui puis est redescendu sur la mer pour rejoindre sa famille. Dans notre pays, les barbus ont pris le pouvoir, et les hommes, comme les femmes d’ici, ont vite compris leur stratagème. La liberté d’expression, les droits de l’homme, la libre pensée, bref, tout ce qui rend une nation digne et fière a été ruiné en quelques années. Celui qui n’était pas d’accord était un traître, un complotiste, un agent de l’Étranger qui voulait détruire le pays . Que des fausses nouvelles, que des mensonges, vois-tu. Alors un soir, je suis monté dans un bus qui allait à Ashagabat, au Turkménistan, puis par de petites routes et des sentiers de contrebande j’ai pu atteindre, trois mois plus tard, la Russie, où une folle effervescence régnait, suite à la chute du mur de Berlin.

Bien sûr, j’avais la nostalgie du pays, de toi dont je savais que tu grandissais sans me connaître, mais il me fallait survivre d’abord et aussi aider ta mère à t’élever. J’ai fait plein de métiers dans cette obligation de vous aimer sans cesse, des métiers rudes avec des contremaîtres sournois, des galériens des routes, des pêcheurs sans horaires et des trafiquants d’armes qui épongeaient leurs crimes entre les jambes de jeunes filles, mais il me fallait être parmi eux comme eux.

Un soir, après des années, j’ai sauté dans un train, à Volgograd. Le lendemain, Astrakhan s’offrait à ma vue. La Volga était comme un festin pour un affamé, comme une femme aux cuisses larges pour un marin ni n’aurait connu que sa mère. Dans la ville j’ai couru acheter deux toques d’agneau karakul, une pour ta mère, une pour toi. Puis j’ai sauté sur le premier ponton venu, ai jeté mon havresac par dessus le bastingage du pont le plus bas, celui où les mers tracent leur ligne de flottaison et corrodent les espoirs de bonheur des matelots.

C’était un vieux cargo comme il en reste un exemplaire à Sète (Rio Tago), l’équipage était composé d’indonésiens, de grecs et d’un pacha qui naviguait depuis trente ans sur les eaux sombres de la Baltique de la mer Noire et enfin la Caspienne. Nous fîmes escale au Daghestan, nous saoulâmes à Makhachikala, et quand l’aube arriva il me sembla apercevoir le pic de Bazardùzù (4466m) dans une échancrure de brume. La nostalgie me serra la gorge, je revoyais dans la chaîne de l’Elbourz nous contempler notre Damavand (5610m) national. Nous reprîmes la mer et fîmes escale deux jours à Bakou, en Azerbaïjan. J’appris plus tard que nous avions récupéré dans les soutes des armes venues du Turkménistan et de Transnitrie.

Bakou, la cité des vents, capitale de l’Azerbaïdjan, reine du Caucase, encore envahie de puits de pétrole, ville devenue centre économique et culturel, en plein essor. Mais comme dans toutes les villes portuaires, chacun dessine son destin à coups de couteau et de bagarres, de bordels plus incertains que l’horizon qui se dessine sur la mer. Ce furent ainsi deux nuits d’ivresse et de rixes, entre ceux venus de la cote orientale de la Caspienne, kazakhs, ouzbeks, turkmènes et nous, de l’autre rive, arméniens, géorgiens, tchétchènes. Il y avait aussi des gens qui avaient traversé la mer Noire, et dont on ne savait de quels murs en ruine ils sortaient, d’ex marins moldaves soumis au pouvoir poutinien, russophones dans un pays qui n’existait pas, la Transnistrie. A l’aube le navire repartit. Il contenait des choses que les enfants ignorent mais qui sentent la guerre, le pétrole et le gaz.

Toutes ces nuits passées en mer accentuaient mon désir de vous revoir, ta mère et toi, mon enfant qui ne cessait de grandir sous l’œil vigilant des barbus oppressifs. Soudain à l’horizon est apparu le Damavand, la chaîne de l’Elbourz dans toute sa splendeur matinale. Nous arrimâmes à Racht, plus précisément au port de Bandar -e Anzali. Plus que trente kilomètres pour rejoindre Téhéran, te serrer dans mes bras, embrasser ta mère et lui dire je suis vivant.

– »As-tu bien retenu mon histoire, Amid ? »

-Oui papa, mais la mer est loin, je n’entends pas les vagues, et la mère Casse-Pied ne va pas vouloir que j’ouvre la fenêtre. Elle a peur des courants d’air. »

-La mère Casse-Pied, qui est-ce donc, Amid ?

-Ben, ma prof de géographie, papa. »

AK

03 06 2020

12 commentaires sur “La leçon de géographie

  1. Des toponymes qui me faisaient rêver quand j’étais jeune et que j’étais incapable de placer sur une carte. C’est fait, avec ce conte géographique, un conte réel dont la noirceur a recouvert les rêves d’antan.

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