Judith

Judith est ma dame de cœur. Je sais tout de sa vie, elle ne sait rien de moi. Je suis son narrateur, son trajet d’existence, mais ne vous y trompez pas, nullement son biographe. Je connais ses pensées, et tous ses pas de danse je les ai relatés dans de nombreux chapitres à elle consacrés. Ce soir, Judith s’est blottie sous la couette. Un amant de passage vient de la quitter, laissant sur le chevet quelques billets de banque plus éloquents qu’une rupture d’anévrisme. Dire que je lui aurais plutôt offert mille billets d’amour, moi qui n’ai jamais frôlé sa peau mais juste respiré son parfum enivrant, moi qui aurais tatoué sa chair de récits et d’encres marines, je la regarde dormir, apaisée, courtisane adorée, carte à jouer, cœur battant, encore et toujours en cette vie de femme facile à la vie si rude, aussi difficile qu’un fil de soie refusant d’entrer dans la chasteté d’un chas de couturière incapable de recoudre les méandres d’une vie de trottoirs lugubres, luisants, où les hommes comme des lampadaires se font reluire pour pas grand chose, pour le prix d’une ombre dissimulée dans la nuit et l’ivresse.

Mais ce soir, Judith, tu ne connaîtras pas l’enfer des pavés, ni les mains sales et le corps cradingue des hommes en ribaude, ce soir j’écris ta vie et entre dans ton mystère, dans tes symphonies intimes, dans ton jazz aérien, je t’accompagne dans la nuit avec Erik Truffaz et sa trompette qui nous soulage des bruits nocturnes des sirènes infernales de pompiers de flics et d’ambulances, ce soir, nous marchons côte à côte, enchantés d’être ensemble et si loin pourtant l’un de l’autre.

Je me souviens de tes premiers pas sur le sable, les cris que tu poussais quand l’eau froide et salée effaçait les traces comme plus tard, sur d’autres plages, la musique insolente et rythmée oublia qui tu étais devenue, par les excès et les amours aux îlots désolés par d’infinies solitudes, quand les rochers émergent à marée basse au pied des remparts de saint Malo. Je me souviens des sternes qui t’épiaient alors qu’allongée à l’aube sur les rochers humides ta robe moulant ton corps précieux tu pleurais, abandonnée par un salaud qui puait le sable chaud et préférait la guerre aux femmes amoureuses. Je me souviens aussi de ceux qui ont suivi, nombreux, ta brutale épopée, mais tout cela je l’ai déjà écrit dans de nombreux chapitres que tu n’as jamais lu.

Je marche près de toi, dans le vent du hasard. Je caresse ton crâne d’un souffle poussiéreux, tes talons claquent sur le béton désactivé de saint Georges de Didonne, sur la longue promenade que tu arpentes encore, cheveux ébouriffés, seins s’octroyant le luxe de ne porter aucune contrainte, pas de baleine ni de soutien-gorge, la nudité de Royan a rougi tes pommettes en changeant de commune. Le front d’estuaire ne charrie que ses eaux de Gironde. Il fait beau et le temps se prête comme un amant se donne à la joie aux amours et je te le répète aujourd’hui rien de méchant, de violent ou de triste ne t’arrivera, car c’est moi qui écris l’histoire, ton histoire, ces haltes sur les bancs où tu te prends à aimer la vie, le soleil tendre et les eaux boueuses de la Dordogne et de la Garonne mêlées, qui s’étalent sous les rires des mouettes et le grognement des goélands, tu aimes ce vent léger qui s’immisce dans ta poitrine offerte, Judith, ma dame de cœur, que je connais si bien, et qui ne sait rien de moi.

AK

270419

9 commentaires sur “Judith

  1. Superbe texte, dense et passionné. L’idée est originale, le personnage est d’autant plus vivant qu’il n’existe que dans la tête de l’auteur. Bravo, un beau tour de force!

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