Une étrange offre d’emploi.

Au courrier hier matin une lettre assez bizarre. Une maison de prod (comme on dit dans le milieu) me proposait 20 000 $ pour réaliser un script pour une série de télé-réalité, arguant du fait que tous les scénaristes de la boîte étaient à bout d’imagination et qu’il fallait de nouveaux intervenants, des « créatifs » pas encore marqués par la fatigue mentale et les succès hollywoodiens.

20 000$, c’est une somme pour moi, je vendrais ma mère à ce prix-là, si ce n’était déjà fait (il y a deux ans, pour seulement 5000). Donc, je me suis dit : au boulot mon petit gars ! Tout d’abord, avaler quatre ou cinq cafés bien serrés, puis verser dans une cornue sans IA la liste des ingrédients nécessaires à ce genre d’histoire. Pour l’intrigue, je verrai à la fin, après avoir bien shaké le tout. Donc, les ingrédients : un meurtre bien sanglant (une femme comme victime, riche héritière si possible, ça vaut de l’or pour la suite : Muriel H.), un inspecteur assez mal dans sa peau (mais il fait semblant car c’est le meilleur limier de l’Arizona : Jess Norman), son assistante Jessica L., une blonde très sexy. Côté crimes, trois ou quatre viols menés par un tueur en série, Jack Stroke (mais ce n’est pas l’assassin de Muriel H ). Ajouter une guerre de gangs (les Prout contre les Pron, deux bandes de latinos venus de Memphis et d’ Arcachon pour régler leurs comptes au sujet d’une livraison de drogue -de la blanche, c’est plus sérieux- visiblement détournée de sa destination par l’un des deux gangs). Ensuite, une histoire d’amour fugace (Jack Stroke et Marie M.) pour placer une ou deux séquences d’érotisme pour calmer le téléspectateur et les techniciens de plateau déjà à cran pour tenir les délais de tournage. Inclure une scène d’enterrement (celui de Muriel H. sera parfait, avec un bon prêche du curé bien moralisateur) en lui adjoignant la présence d’une petite fille en pleurs (Rose M., la fille de la bonne noire Marie M., fidèle servante de la famille H. et maîtresse de Jack S., mais surtout pour honorer le contrat en faisant jouer dix pour cent d’acteurs noirs, comme stipulé dans la lettre d’hier matin). Très bonne l’idée, la petite qui pleure au cimetière, les gosses adorent voir chialer ceux qui ont leur âge, ça les fait vibrer et leur donne envie de boulotter des stocks de saloperies sucrées entre deux pubs. Ignorer totalement l’intervention de la police scientifique, qui complique l’intrigue avec des termes incompréhensibles inintelligibles pour le spectateur.

Maintenant, essentiel ! Les guns (comme on dit dans le jargon) : le Beretta 35 mm pour Jess Norman, les kalachs pour les Prout et les Pron, quelques coups de poing américains, un nunchaku, deux battes de base-ball, bref que du classique le budget est limité (cf courrier reçu). Enfin, pour le moment du moins, une dizaine de bagnoles et fourgons dont certaines (4) avec gyrophares bleus et klaxons. Par économie, on peut utiliser des Dinky toys et des maquettes de rues spécial trucages.

Maintenant, le décor. Un parking souterrain (guerre des gangs et poursuite du meurtrier), un entrepôt bien déglingué avec des escaliers métalliques qui claquent sous les pieds des rangers et de Jess Norman, qui se retrouve en première ligne avec Jessica L., son assistante super sexy. A cela peut se rajouter un lac rempli d’eau dormante ou une rivière genre Potomac, avec un plan panoramique sur la Maison Blanche (ça ancre l’imaginaire). Éviter les autoroutes encombrées, les têtes à queue intempestifs qui coûtent la peau des fesses, d’autant qu’il faudra louer une villa pour situer exactement l’endroit du meurtre de Muriel H. (Pour la scène érotique entre Jack Stroke et Marie M. on se contentera de louer une piaule chez Marc Dorsel). 06 07 20 Et puis, merde, les scénaristes découperont les scènes. Je bosse sur le script, pas sur la mise en boîte. Je passe sur les figurants, qui seront payés à coups de lance-pierre ou de coups de pied au cul, c’est pas mon job.

Maintenant, je shake ma cornue garantie sans IA. Bon, OK, les acronymes c’est pas le point fort des lecteurs, donc je précise : IA= Intelligence Artificielle. Bref, on est mal barrés avec des incultes comme vous qui ne regardent que des séries cultes. Moi, je fais dans l’innovation, le produit certifié biométrique, l’intrigue subtile à la Hitchcock, enfin un nom comme ça, c’est pas grave, je ponds un suspens inouï dans une télé-réalité jamais envisagée dans l’ère numérique, depuis les frères Lumière. Un peu de patience, le temps que la mousse disparaisse de ma cornue. J’approche mes narines, hum ! Cette idée est excellente, je pose mes lèvres sur le rebord tiède, quel goût, quelle saveur, quel élixir contient ce récit, ce script va être élu meilleure idée de la télévision, passer sur toutes les chaînes en replay , y compris sur Arte, bon j’avale et vide le contenu. L’intrigue m’attend au coin de la rue, comme on disait à Marseille dans les bouches du rhum.

Donc, Muriel H. est trouvée assassinée, baignant dans le sang, dans sa vaste maison bourgeoise. Marie M. la découvre au matin, en lui apportant ses toasts, son œuf coque et sa trousse de maquillage. Rose M., la fille de Marie, porte sur le second plateau un grand bol de café noir (ce qui fait neuf pour cent d’acteurs blacks engagés), pose le plateau sur la table basse de la grande chambre à coucher et sort. Séquence suivante : Jack Stroke erre le long des quais du Potomac. Il voudrait devenir résident de la Maison Blanche mais son seul moyen d’être connu c’est de violer quelques femmes en leur mettant la main à la chatte. Mais les femmes ont tendance, pour certaines, à être démocrates et à balancer quand l’occasion se présente, quelques coups de pieds radicaux. Raison pour laquelle Jack Stroke récupère la plupart de ses victimes essentiellement dans les tea-parties.

Cependant, il aime bien les fesses noires de Marie, qui le soulagent d’être un gros con . Dans le même temps, Jess Norman est appelé à intervenir dans le parking souterrain où deux bandes de latinos s’affrontent, effritent les piliers en béton avec leurs armes lourdes. God michett ! Jessica, reste à la sortie, et tire sans sommation s’ils n’ont pas validé leur ticket. OK Jess, quand me feras-tu un compliment sur ma nouvelle coiffure ? Ah ah, je rigole, je suis en pleine chimio avec ces anti-gringos mais pour la blanche, je veux bien y passer la nuit à décompter les grammes, Jess !

Alors qu’il roule sur l’autoroute déserte (j’insiste), Jess reçoit un nouvel appel : c’est Marie M. Elle vient de découvrir qui a tué Muriel H. Un indice qui ne laisse aucune ambiguïté. C’est sa fille qui l’a trouvé sous le lit. Elle l’a encore dans la main, dit Marie à Jess. Soudain, entre dans la pièce mortuaire Jack, qui bande comme jamais auparavant ; il voit la gamine, se cache derrière le paravent, et susurre chérie, j’ai envie de toi ! (Bon, là, pas de frais supplémentaires chez le pornographe, on raye directo le dialogue et on tourne les deux scènes dans la même demi-heure).

Modif : Jack entre précipitamment dans la villa, en fait c’est lui qui a dérobé la marchandise à Arcachon et l’a transbahutée à la voile jusqu’aux States, puis a remonté le Potomac jusqu’aux narines du Président élu : c’est de la blanche maison, a-t-il argué pour la refourguer. Bien sûr, les Prout et les Pron n’apprécient pas. Deux gangs, deux bandes de cons. Mais comme le quota de noirs n’est pas atteint, on place dans la phase finale un vieux nègre qui joue admirablement du banjo, sur un trottoir très fréquenté d’une grande ville.

Un Ennio Moricaud de 91 ans fera l’affaire.

07 07 2020

AK

Bon, je vais expédier tout ça en réponse au courrier reçu. Si c’est accepté, je m’attellerai à la suite (découverte du meurtrier de Muriel H, puis le procès et autres suspens en ligne en fonction du budget alloué…)

PS : pour les scènes de prétoire, les dialogues genre « objection votre Honneur », « objection refusée, vous avez la parole, Maître », « mon client(e) n’était pas sur les lieux du crime, en voici la preuve » etc, je prendrai conseil auprès de Dupont Moretti, garde des sceaux…

9 commentaires sur “Une étrange offre d’emploi.

  1. Parfait, un scénario bien ficelé, tous les ingrédient pour la sauce, on y croit.
    20000 dollars me semblent un peu just pour la qualité et du fait que tu vas me concéder un pourcentage pour mon aide morale à l’accomplissement de ta tâche et la pub que je te ferai sur mon blog qui est lu jusqu’en Suisse.

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    • Hum ! Ça sent l’intérêt frauduleux, presque le parfum de l’île de Beauté : tu prends un bon pourcentage puis tu l’achemines en traversant 80 km de Méditerranée puis en remontant le Rhône jusqu’en Suisse et là tu planques l’oseille chez ta copine, en attendant de vous payer un petit voyage au Mexique ou au Pérou, sur les rives du lac Titicaca. Si j’étais naïf, je dirais que c’est du grand Art. D’ailleurs, C’EST du grand (blog) Art! 😎
      Bonne journée!

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      • Moi je ne suis au courant de rien, c’est la dame en Suisse qui m’a dit de dire ça et qu’elle me donnerait une com’ sur l’argent que je lui apporterait…

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