Brou de Noir

De la promptitude d’un rêve tombé dans un verre vide il ne faut rien attendre. Un espoir s’y installe, une loi le régit, et de cent mille cris la Méditerranée en colore ses galets. Je ne voudrais jamais qu’un autre homme ait vécu comme moi la soif et la faim, les déchirures du chemin et les tortures des hommes devenus bourreaux. Dans le pays d’où je viens, j’étais un lion. Pas celui de la place Denfert Rochereau, non, un vrai lion de la savane, là-bas. Ici,je suis devenu une machine à écrire sur une Remington portative désuète, au temps des claviers d’ordinateurs et d’internet. J’humecte les bandes pour qu’elles impriment un peu quand les touches claquent sur le papier 80gr, le moins cher du marché. Ce soir, mon verre est vide et dehors une pluie dense danse avec enthousiasme sur le toit et mon esprit tangue sous les rafales, sagaies contre hallebardes. Combien de mers me faudra-t-il traverser, moi le jeune lion des prairies sèches et des arbres maigres, qui ait survécu à la mer et ignore le port où le salut m’attend et se lasse de sa patience ?

Je tape chaque nuit sur ma petite machine, le cliquetis émet des musiques lointaines, du oud et du djembé, le chant envoûtant des griots, les mots tapés battent le rythme de mes écrits : je suis ici chez moi, l’Afrique est sous mon toit. Et si mes nuits sont blanches je reviens au pays en regardant mes doigts encore tachés d’encre : noire comme ma peau.

Ce matin, le jour n’était pas encore levé, j’ai dû retenir la nuit pour qu’elle ne tombe pas dans l’escalier. Doucement, la nuit, doucement, il ne faut pas réveiller la vieille chouette qui surveille le rez de chaussée derrière ses rideaux. Laisse-la ronfler, je vais travailler, rejoindre les comme moi, on montera dans un fourgon et le jour se lèvera sur les champs. Les champs comme jadis où poussaient les chansons, le rythme cadencé des esclaves modernes, les muscles incapables de se rebeller, que veux-tu faire quand tu es sans papier, que réclamer et auprès de qui te plaindre ? Travaille et sue sur la belle terre noire, fertile comme l’est la nation que tu nourris par ton labeur, parmi tes frères et sœurs africains, espagnols, portugais, roumains et polonais. Mais toi seul sait que pour mourir il suffit d’oublier qui l’on est d’où l’on vient et sur ce chemin tout tracé se soumettre à cette terre qui ne t’a pas vu naître. Alors, la nuit, sur ta Remington tu tapes des mots qui s’impriment sur le papier blanc de tes nuits nègres. Mais tu as un problème : ton verre est vide. La part de l’ange s’est évaporée et à minuit toutes les épiceries du quartier sont fermées.

L’instinct de la brousse te revient en tête, n’es-tu pas le jeune lion que ta famille a envoyé en Occident au prix du sacrifice financier de tout un village pour que tu réussisses dans la vie, chez les blancs, dans cet Eldorado où tu feras fortune, renverras l’argent pour que là-bas on achète du bétail, on plante des arbres, on creuse des puits avec des pompes, où le village entier te vénérera, si tu rapportes aussi quelques armes pour protéger les habitants des tribus alentour, au lieu de claquer ta tristesse en mitraillant ta solitude misérable, ici. Tu descends les cinq étages sans un bruit. Tu pars en chasse, tel le lion qui ne poursuit ses proies que la nuit.

Les caméras de surveillance qui jonchent la ville ne te voient pas : tu marches à l’ombre des lampadaires, le long des murs et surtout, tu es noir, donc fugace dans l’obscurité. Tu sais où tu vas, mais par quatre chemins fleurant le vent et la circulation automobile, les claquements de bagarres d’ivrognes, les clameurs de fêtards intempestifs. Tu es loin, tu es proche, aux aguets mais sans sagaie. Tu es un lion assoiffé et tu ris intérieurement en pensant à Nougaro, qui te regarde peut-être depuis là-haut. J’approche, j’approche  martèle ta caboche, et c’est vrai qu’il est là, majestueux et immobile. Il t’attend. A ses pieds une bouteille de gin, une autre de vodka. Oubliées par des fêtards qui se sont saoulés après le déconfinement. Elles sont intactes, pleines. Elles t’attendent. Le lion de Denfert-Rochereau ne bronchait pas, mais il parlait à l’oreille attentive de l’homme assis au pied de la statue : de la promptitude d’un rêve tombé dans un verre vide il ne faut rien attendre. N’attend rien de la vie et elle t’offrira toutes les clefs pour l’aimer, où que tu sois et quoi qu’il advienne. Oublie Dieu et ses promesses d’un monde paradisiaque offert aux pauvres après leur mort. La mort est notre taire, notre terre va mourir d’exploiter les humbles qui sont désormais sans voix ni voies. Alors bois ces mensonges que l’alcool t’offre au bas de mon piédestal, et rentre chez toi taper sur ta machine obsolète un courrier enjoué aux membres du village : eux croiront en toi, tu es leur seul espoir.

AK

11 07 2020

https://fr.wikipedia.org/wiki/Lion_de_Belfort_(Paris)

https://www.youtube.com/watch?v=tSz6fRPPjsM

https://lyricstranslate.com/fr/nandipo-nandipo.html

5 commentaires sur “Brou de Noir

  1. C’est très fort, bien écrit et terriblement d’actualité. je ne trouve rien à ajouter parce que les mots restent bloqués au fond du puits.
    Quelles solutions pour ces vagues d’humanités dépouillées ? la misère chez eux ou la misère chez nous ? « Des papiers » ne suffisent pas.

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    • Il faudrait cesser la corruption généralisée qui règne partout dans le monde et particulièrement en Afrique, corruption entretenue depuis la colonisation et désormais la fameuse mondialisation. Ce serait déjà un pas important. Mais c’est loin d’être le seul, bien sûr. (trafics d’armes, infrastructures, administrations, police, terrorisme, guerres claniques, misère chronique, sécheresses endémiques, multinationales et autres pillards aux yeux bridés….)

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      • Bref, il faut attendre que changent les mentalités, autant dire que la terre aura arrêté de fonctionner d’ici-là !

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      • Eh oui! « quand les hommes vivront d’amour, il n’y aura plus de frontières, le soldats seront troubadours et nous nous serons morts mon frère » (mais pas ma sœur, hein!)

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