Les 3 maris de Rosa Beauregard (épisode 2)

(une interview de John Carpenter)

https://lepetitkarougeillustre.com/2020/12/11/les-trois-maris-de-rosa-une-interview-de-john-carpenter-episode-1/

Récit concernant mon premier mari Pierre-Jean.

Tiens, bonsoir Pierre-Jean, vous êtes de passage dans le coin ? Avez-vous remarqué que la pluie s’est remise à tomber sur votre chemise, mais ne restez donc pas planté sur le seuil, rentrez donc, il n’y a que le premier pas qui coûte. Mais vous ne m’écoutez pas, je m’apprêtais à me faire couler un bain, pas à vous voir prendre une douche sous la gouttière, laissez votre chapeau dégoutter sur le porte-manteau et venez vous installer près de la cheminée. Il y a du Muscat dans le meuble que je tiens de ma mère, à votre gauche. Servez-vous, nous nous entretiendrons dans un quart d’heure sur ce qui me fait l’honneur de votre visite, Pierre-Jean. Vous êtes toujours très élégant, malgré les années qui nous séparent de notre première rencontre. Allez, mettez-vous à l’aise, je reviens très vite.

Voyez-vous, monsieur Carpenter (vous pouvez m’appeler John), j’ai rencontré Pierre-Jean lors du vol Air Florida 90, à Washington, quand il a atterri dans le Potomac avec son coucou dont les deux ailes étaient aussi givrées que lui, ce qui compliquait ses manœuvres de pilote débutant. Quelques jours plus tard, nos lèvres connurent les mêmes circonstances, alors qu’encore puceau il ne savait manœuvrer, à trente ans, le manche à balai qu’il avait géré durant des années, dans son environnement évangéliste. Au début, j’ai songé qu’un poteau un peu mac serait plus adapté à ma sagacité sexuelle devant la Maison Blanche, qu’on apercevait au loin. Mais Pierre-Jean était un puriste : la vierge, non, La Vierge, il avait du la planquer dans son slip-cockpit, dans un de ces recoins que la sacristie dissimule pour que les âmes n’aillent point y fourailler l’enfer.

C’était un homme de haute stature, longiligne, le visage lunaire ; sur sa lèvre supérieure le duvet paraissait enfantin et le poil de moustache si ridicule qu’il préférait, il me le raconta plus tard, laisser les coupures de son rasoir sur ses joues et son menton, comme un guerrier sans autre véritable ennemi que lui-même. Il en riait, mais son aspect puéril s’en ressentait. Et puis, dans notre union, je vis que peu à peu son œil noir d’aigle se muait en vision de chouette, le noir de l’iris en marron querelleur, monsieur Carpenter, n’avez-vous jamais observé la vie nocturne en dehors des dortoirs urbains, n’avez-vous jamais adressé un regard complice à un renard à l’orée d’un bois, ou à une fée telle quelle je me présente à vous, robe de chambre en pure soie de canuts lyonnais, quand la pluie glisse dessus, palpez je ne vous ferai aucune avance, ni vous, qui n’avez pas un rond pour me séduire. Enfin, nous verrons.

Pierre-Jean commença un jour à vider mes poches, puis à revendre mes bijoux à ma tante, qui était addicte aux jeux de hasard. Et comme le hasard fait toujours bien les choses, j’en fus victime. Je me souviens très bien de cette soirée, quand tous deux sortirent du casino. Leurs gains étaient ridicules mais leurs rires tonitruants. La misère n’a pas besoin de pain, le jeu lui suffit. Ma tante demanda à Pierre-Jean s’il avait une Craven A sans filtre à lui offrir. La vie est conne. Il retourna au Drugstore et revînt en courant. C’est drôle de mourir aussi couramment. Surtout quand tout nous invite à crever dépossédé d’un monde qui ressemble à une glissade sur une bordure de trottoir, d’un corps à demi écrasé par un taxi qui vient, comme un fait exprès, vous récupérer, alors que le paquet rouge de Craven A file dans le caniveau torrentueux.

Quand les gendarmes sont venus au petit matin m’annoncer la nouvelle, j’étais dans la même tenue dans laquelle vous me voyez, John, puis-je vous appeler John ? Oui, dis-je, (je vous l’ai déjà dit quinze fois, miss Rosa Beauregard). Un peignoir d’une couleur différente, certes, mais dans la même attente. J’étais bien entendu au courant de la mort de Pierre-Jean, pour y avoir assisté la veille au soir, depuis le Drugstore. A ma grande tristesse, car j’étais naïve, il ne résulta de notre union que des dettes de jeux et des emprunts que mes moyens par ne pouvaient rembourser. Bien plus tard, je compris que quand un homme neuf vous promet le mariage, c’est comme si vous achetiez une automobile ; la voiture perd 50% de sa valeur initiale et c’est le mec qui se met au volant et part tout seul à l’aventure. Mais je rigole, John, tous les hommes ne sont pas ainsi. Filez donc dans la cave, il y dort quelques vieilles bouteilles de Sherry. Mais attention, nous avons encore à discuter, pas à nous renvoyer des messages style Break Sisters. Vous verrez, mon deuxième mari, Rodolphe, est d’un tout autre style ! Mais nous aborderons ce sujet quand vous remonterez de la cave avec le Sherry et deux verres en cristal…

17 12 2020

AK

4 commentaires sur “Les 3 maris de Rosa Beauregard (épisode 2)

    • Ton commentaire me fait fondre comme un iceberg en Méditerranée. 😊☺🙄; j’espère que Rodolphe (le prochain épisode) rafraîchira ton verre de Corsica Cola, s’il va par là (avec son test de Covid négatif!). Bonne soirée !

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