sur mes principes STRICTO SENSU(ELs)

C’est vrai , j’ai toujours été strict sur mes principes. Ainsi, j’ai longtemps appliqué celui-ci : il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée. Avec le temps, j’ai rajouté quelques codicilles, parmi lesquels celui-ci : on peut laisser la porte entrouverte quand la livreuse dépose sur le perron mes deux litres de lait quotidiens. Il est tôt, l’air est frais et le liquide encore tiède, alors se présenter en robe de chambre devant elle n’a rien qui puisse heurter la morale, d’autant que vous lui proposez aimablement un café afin qu’elle se réchauffât un peu par cette froidure hivernale. Voulez-vous un nuage de lait, mademoiselle ? Non merci, juste quelques flocons de sucre.

Mhhh ! Je sens que je vais encore passer pour un vieux libidineux, que la jeunette va s’appeler Perrette et que Clovis n’a pas cassé le vase de Soissons : eh bien non ! La laitière s’appelait Suzanne, elle avait vingt cinq ans et moi déjà le double (y compris le poids des ans et la crème du lait ingurgité depuis l’enfance). En ce temps-là j’avais un chat prénommé Lustucru. Il était noir la nuit et blanc le jour. Lui aussi aimait le lait, et laper en paix. Chaque matin Suzanne lui versait une once de ce délicieux breuvage, et Lustucru allait ensuite se frotter contre elle, la queue dressée. (Bande de petits cochons, c’est du minou dont il s’agit, pas du narrateur, qui se contentait de humer la suave sueur de cette travailleuse matinale).

Quand on a cinquante ans et qu’on vient de lire tante Julia et le scribouillard de Mario Vargas Llosa on rajoute un autre codicille à son testament. C’était du moins inscrit dans mes principes : on ne claque pas la porte au nez du livreur de pizza sans lui laisser ensuite un bon pourliche pour qu’il aille s’encanailler au bistrot du coin en buvant du vin chaud (car c’est l’hiver) avec du miel et de la cannelle…sauf s’il se pointe à six heures du matin en expliquant qu’il s’est trompé d’heure question couvre-feu, vu que son horloge est réglée AM/PM et qu’il ne parle ni ne comprend l’anglais.

Mais ce n’était pas fini. J’avais déjà les deux clampins, la laitière et le pizzaiolo, dans la cuisine, à qui j’avais servi un café fumant (arrosé d’amaretto pour le pizzaiolo, il faut le signaler), lorsque a retenti la sonnette et a déboulé le livreur de journaux, avec mes quotidiens habituels, réceptionnés en général vers sept heures trente du matin. J’avais vraiment l’air con dans ma robe de chambre. Avec Suzanne, ça passait encore, nous avions nos habitudes, mais deux gaillards en plus, c’était pour moi une situation très inconfortable, d’autant que je n’ai qu’une petite cafetière deux tasses, vue ma situation de célibataire endurci. Quant à Lustucru, pas question de lui donner du café, le lait de Suzanne lui suffisait amplement. M’est alors revenu ce passage du livre de Llosa, quand le père de famille très catho découvre que ses filles posent dans des magazines olé olé (et au lait tant qu’on y est), ce qui risque de ruiner sa réputation auprès des notables de la ville (pour la suite, se référer au bouquin lui-même). Histoire de ne pas passer pour un vieux con libidineux, je raconte cette anecdote à mes hôtes. Il est tôt et visiblement leurs esprits sont encore dans les brumes matinales. Le livreur de journaux me jette malgré tout un regard en travers, qu’il semble agrémenter d’un clin d’œil. Le salopard connaît mes lectures, puisqu’il me les livre. Il sait que je ne lis pas que les journaux, mais aussi les magazines. J’esquive son regard. Il a les yeux bleus d’un marin breton, et un T-Shirt rayé à la JP Gaultier. Il regarde maintenant Suzanne, et Suzanne ausculte de l’œil le livreur de pizza. Leurs sourires s’entrecroisent alors que le jour point. C’est elle qui propose un nuage de lait à chacun, sauf à moi, qui pourtant le paie. Mais je me sens si laid par rapport à cette jeunesse qui plaisante dans la cuisine que j’en viens à sentir monter en moi une jalousie qui est passée par la porte et se blottit à présent dans les volets encore mi-clos de la cuisine. C’est alors que je hurle : que le Diable vous emporte ! Que fichez-vous chez moi ? Sortez, sortez de suite ou je prends mon fusil !

Un terrible silence s’ensuit. Lustucru se réfugie dans le vaisselier où sont rangés bols, plats et assiettes, bref toutes les porcelaines brisables par un éléphant jaloux comme moi. Un silence glacial (car c’est encore et encore l’hiver). Soudain, Suzanne prend la parole : mais, monsieur, vous disiez que vous étiez strict sur vos principes…

C’est vrai, Suzanne, je le répète encore : il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée.

Mais, monsieur, reprend le livreur de pizzas, reprenez vos esprits ! Savez-vous où nous sommes, ce matin, à nous geler les miches ?

Chez moi! Réponds-je

Vous plaisantez ? Dit à son tour le livreur de journaux. Vous ne savez donc pas que nous sommes tous bloqués dans le vestibule devant votre putain de porte fantasmatique et que vous avez perdu la clé pour l’ouvrir, avec vos principes à la noix ?

Je fouille une fois de plus les poches de ma robe de chambre. Où ai-je bien pu la mettre ? Alors me revient comme une fleur de givre dessinée sur le carreau d’une fenêtre, je sais ! Le jour s’est enfin levé, je sais où je l’ai égarée : dans les draps glacés de mon plumard, quand Lustucru rédigeait mon quatrième codicille, couché sur ma vieille peau parcheminée qui sent le papi russe…

29 01 2021

AK

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