Page 1 : la rencontre de John et Guido

Retrouvée dans un disque dur, cette histoire compte une trentaine de pages, qui constituent un ensemble assez brut et certainement foutraque (vu que je n’ai pas relu l’ensemble). Cependant, cette mise en bouche suffira….pour l’instant ! Bonne lecture !

Les quatre premières années que John passa à Venise furent essentiellement consacrées à l’apprentissage d’une vie nouvelle, au franchissement de ce pont des soupirs qui mène de l’enfance à l’adolescence. Il découvrit la cité lacustre, ses îles, parcourut en famille les provinces alentours, de la platitude poétique du Po, avec sa nonchalance et ses digues plantées de bouleaux et de platanes, explora les monts Euganéens, s’entortilla sur les Dolomites pendant que sa mère Clara tricotait calmement et que son père Thomas, (rarement), conduisait sur la route en épingles à cheveux, entre Sanary et Cortina d’Ampezzo. Rarement, car Thomas Galopin fut très vite atteint d’un œdème pulmonaire et passa dès lors plus de temps étendu sur un des lits de l’hôpital civil du campo Santi Giovanni e Paolo Conté, que dans la Fiat Lux 500 achetée à crédit dans un garage de Mestre. Sa santé déclina rapidement, et il fut enterré le 28 mars 1976 dans un tableau d’Arnold Böcklin, « l’île des morts » (et non sur l’isola san Michele).

Il n’est chose plus terrible pour un adolescent que de perdre son père à ce moment-là, moment qui coïncide exactement à celui où la jeunesse se sent prête à affronter le monde défait des adultes, non pour en prendre la place, mais bien pour en combattre la trahison et la lâcheté. C’est ainsi que, désemparé, John commença à errer dans les ruelles vénitiennes, labyrinthe de pierres, de passerelles et d’ombres nues inondées de palais aux accès inaccessibles mais aux reflets aquatiques étonnamment sublimes. Sur le campo della Pescaria régnait une brume épaisse et froide en ce début novembre. Il devait être vers les quatre heures de l’après-midi et la clarté du jour tendait vers l’opacité du soir. Le pont du Rialto, un peu plus loin, était presque vide de chalands et la plupart des boutiquiers avaient plaqué leurs volets de bois sur les vitrines. Le vent âpre des Alpes caressait les canaux, se frottant aux murs vétustes des immeubles riverains du palais Ca d’Oro, de l’autre côté du Grand Canal.

C’est là que John rencontra Guido, menant avec maestria son diable à trois roues caoutchoutées, en étoile, très efficace pour monter et descendre la multitude de petits escaliers virevoltant au-dessus des canaux. Posées sur les cornes du diable des cagettes vides soubresautaient entre les dalles de pierre polies, lorsque, par un geste malencontreux, ou du fait de la présence d’un carton plein de canettes de coca cola à demi éventrées vampirisant l’espace, la cargaison s’étala sur le sol humide. John arriva à la rescousse pour aider le livreur embarrassé. Ainsi débuta leur amitié, dans la ville des Doges et de l’aqua alta, par une fin d’ après midi sans charme, sur le campo Beccarie.

Bien plus tard, quand ils seraient à bavarder ensemble dans une autre contrée, dans un estaminet dirigé par un dénommé Carlyle, John se souviendra de cet extrait de « Venises », de Paul Morand :

 » Ils n’avaient pas été Rimbaud; ils ne seraient jamais Gide, qu’ils détestaient, ni Giraudoux, qu’ils lui préféraient, ni Proust, peu connu. Gide, Giraudoux, Proust avaient eux aussi porté la moustache longue; désormais, ils la rasaient ou la taillaient courte.

Hommes très charmants, sans grande confiance en eux-mêmes, dandys amers et doux, vite amusés ou désespérés, moquant les invertis, comme ce héros de Thomas Mann, ce Herr von Aschenbach troublé devant l’épaule nue qu’un jeune baigneur du Lido ose laisser voir hors du peignoir de bain !

Les femmes les avaient fait souffrir (pas de chance, ils avaient eu affaire aux dernières femmes qui feraient souffrir les hommes). Etre fiers, fins jusqu’à se briser, avec des nerfs en verre filé de Murano; réfugiés dans la Cité-refuge, bousculés par la vie, par un public grossier, pas encore à la fois averti et snob, par des éditeurs encore avares; ils n’aimaient la richesse que chez les Rothschild, où ils dînaient, mais pas pour elle-même. »

Guido avait quinze ans, un an de moins que John, une stature de commis de cuisine, pas très grand (1.70m) mais assez carré, les bras musclés et des fesses larges qui lui donnaient, de dos, un aspect agréablement féminin. Le sommet de son crâne s’ornait d’une belle touffe de cheveux blonds, ce fameux blond vénitien aux reflets roux, coiffés en arrière et tenus par un zeste de gomina (en réalité du savon). Son visage était ovale, avec deux lèvres formant une moue qui rappelait l’accouplement de deux limaces dans les replis d’un sourire. C’est d’ailleurs cette particularité qu’appréciait le plus John, lui qui mesurait un mètre quatre vingts, silhouette efflanquée et fesses moulées dans un jean 501, avec sa caboche d’écossais parsemée de taches de rousseur, le teint rose trémière, par tous temps, sauf en été, quand le soleil brunissant sa peau jusqu’à ne plus en distinguer les éphélides. Il était brun touffu, le cheveu lisse et soyeux. La timidité de Guido formait le contrepoint parfait de l’exubérance, surtout imaginative, de John.

Comme tous les adolescents, ils rêvaient de refaire le monde loin de l’image que leur en donnaient leurs parents, et s’inventaient des parcours dans lesquels ils avaient l’ambition de s’aventurer bientôt. Ainsi Guido, né à Mestre et vivant depuis toujours à Venise, soupirait souvent en parlant de Cesare Pavese, du Piémont et de Gênes, (la route de l’Ouest) quand John lui préférait Pasolini, qui avait quitté les rives du Po pour Cinecitta et une carrière cinématographique hors du commun (la route du Sud). Ils déliraient aussi sur Cormac Mac Carthy, et se voyaient cow boys sur les collines métallifères, entre Follonica et Grossetto, menant les troupeaux de vachettes cornues tout en chevauchant des chevaux de Prjevalski. Pour ces raisons, Guido, qui suivait avec passion une formation de mécanicien, travaillait certains jours de semaine et les week-ends comme livreur chez un limonadier du quartier de l’Arsenal, avec la ferme intention de s’acheter un scooter, véhicule dont il était frustré depuis toujours, mais dont il avait vu de multiples exemplaires piazza di Roma. John, on ne sait par quel hasard, (mais sans doute par Clara, sa mère, qui donnait des leçons de tricot aux bourgeoises de la calle Zugna, dans le quartier San Elena, où ils habitaient depuis son récent veuvage) dégota une place d’employé (à temps partiel) à la billetterie sur la ligne de vaporetti allant de l’Arsenal à l’aéroport Marco Polo. La fréquentation massive de touristes transitant par cette ligne incita John à apprendre le français, l’espagnol et l’allemand, langues pour lesquelles il ressentait une certaine facilité d’assimilation.

L’avenir était en marche, et l’amitié y menait.

AK Pô

26 08 12

4 commentaires sur “Page 1 : la rencontre de John et Guido

  1. j’aime bien me promener à travers Venise dans ta lecture… j’aimerais mieux dans la vraie vie, mais faute de grive… une suite oui, mais pas des kilomètres, hein ? J’ai vite mal aux pieds.

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