Journée Poètes haïtiens (René Depestre, Jean Metellus, Roussan Camille…)

Poème tiré du site : https://www.poemes.co/

Bulletin de santé (René Depestre)

Le soleil prend en main la sève de mes années à mesure que l’exil se retire de mes terres.
Une saison de rêve irrigue les choses tendres de la vie.
O poète de l’amour solaire ! ô magicien d’une
Venise sans masques ni carnaval !

à ce carrefour de mon automne

je sais à quel feu de miséricorde

jeter le bois mort de mes ennemis :

le manche de leur hache de guerre ne peut

séduire aucun arbre musicien de ma forêt.

Dans les mots frais du soir je trouve le lien

qui unit le mythe aux nervures de la feuille,

qui relie aussi le galet des rivières

au tourbillon de la vie dans mes poèmes.

Voici l’âge mûr du pin d’Alep

et du mimosa japonais : voici le temps

de jeter un pont entre le passé cubain

et la neuve rumeur du vent dans mon esprit.

Le temps d’éparpiller à la mer caraïbe

les cendres des fausses croyances du siècle.

Le jeune matin du rossignol

inonde mes rives à la française.

L’essor marin du nouvel être

dilate le mystère du poète

qui devient l’animal de tendresse qu’il est.

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Au pipirite chantant (Jean Métellus)

Au pipirite chantant le paysan haïtien a foulé le seuil du jour et
dessine dans l’air, sur les pas du soleil, une image d’homme en
croix étreignant la vie
Puis bénissant la terre du vent pur de ses vœux, après avoir
salué l’azur trempé de lumière, il arrose d’oraison la montagne
oubliée, sans faveurs, sans engrais
Au pipirite chantant pèse la menace d’un retour des larmes
Au pipirite chantant les heures sont suspendues aux lèvres des
plantations

Si revient hier que ferons-nous?

Et le paysan haïtien enjambe chaque matin la langue de l’aurore
pour tuer le venin de ses nuits et rompre les épines de ses
cauchemars
Et dans le souffle du jour tous les loas sont nommés

Au pipirite chantant le paysan haïtien, debout, aspire la clarté,
le parfum des racines, la flèche des palmiers, la frondaison
de l’aube
Il déboute la misère de tous les pores de son corps et plonge
dans la glèbe ses doigts magiques
Le paysan haïtien sait se lever le matin pour aller ensevelir un
songe, un souhait
Sur des terrasses vêtues de pourpre il est happé par la vie, par
les yeux des caféiers, par la chevelure du maïs se nourrissant
des feux du ciel
Le paysan haïtien au pipirite chantant lève le talon contre la
nuit et va conter à la terre ses misères dans l’animation d’une
chandelle
Et son oreille croit plus à la patience des végétaux qu’au vertige
du geste, à l’insurrection des herbages plutôt qu’aux prodiges
du sermonnaire
Car il méprise la mémoire et fabrique des projets
Il révoque le passé tressé par les fléaux et les fumées
Et dès le point du jour il conte sa gloire sur les galeries fraîches
des jeunes pousses

A la barbe des dieux, un baume infatigable enchante les feuillages,
murmure dans les ruisseaux, s’enracine dans le sol, babille dans
les basse-cours, rugit dans l’océan, épie les hommes et azure
l’horizon
Et le paysan accuse destin baigné de nuit, journées sans arôme,
sommeil lavé de larmes et vie aux fibres brisées
Au pipirite chantant dans l’eau pure de la source, le paysan se
rase, rafraîchit ses jours et attend la caresse du soleil
Au pipirite chantant ce prince d’avant-jour s’habille d’innocence,
agrippe les sentiers et bénit l’existence
Et le sursaut de ses efforts exalte les vergers repus de germes,
d’épis, de sueurs humaines

Dans le roucoulement de l’aube
Sa femme endiablée, sonore de mal-aise, pressait les pas
de la grâce
Debout avant le jour dans les éclats d’un songe
Cheveux dénoués, narines inquiètes tâtant les miettes de
la vie
Les yeux affamés de signes
Oreilles en alerte, intrépides, mesurant le champ du silence,
explorant le ressac des heures, en vérité attentives à
toutes les rafales des ondes
La mère, la mère debout a fait le tour de la maison
Saoulée, sans sourire et sans sexe, sans loisirs, sans désirs,
elle s’attaquait aux vapeurs de la peur, aux serrures de la
solitude, aux peines qui fleurissaient dans l’aube
Elle murmurait, repassait, débrouillait un cauchemar
Et les fumées de la foi jaillissaient camouflées des coloris
de l’enfer, tannées, perdues dans l’estuaire des tempes,
soufflées par la soif
Ainsi pour elle commençait le blasphème
Car un mot effrité est un monde chaviré, une parole délavée,
une poitrine offensée, un plaisir englouti, un levain contrarié
Pour cette mère se levait la vie
De son jeûne surgissaient des souvenirs saccagés, des gisements
d’impatience,
Et toutes les mères souffraient dans une savane somptueuse parmi
les anolis, les assises des termites, les tiques, les fourmis
Avant la pointe du jour cette mère méditait
Sur la matrice plus féconde que la terre
Sur les pousses et les gousses de son corps
Sur le sang noir de chaque lunaison
Sur les volcans qu’animent ses hanches
Cette mère hélait la vie, la blâmait, mesurant le brisement
de ses jouissances
Elle étourdissait la foi
Ses jours sculptaient un amas de tessons
Ses efforts offusquaient le sort
L’enfer dans son foyer jappait
Et qui peut accomplir les desseins de l’enfer si ce n’est le
démon lui-même
Le diable tonnait
L’héritière de l’enfer chantait
Elle brassait sa raison poivrée dans la fanfare des funérailles
Le diable l’a purifiée et elle s’est endiablée
Pour le sommeil et le pain de ses fils
Et l’arbre à pain lui tint ce discours :
L’écorce de ma santé a grandi
Je suis le conquérant des îles
Géant et généreux
Paré comme de cheveux froissés
Comme une aigrette rebelle
Hérissé d’humeurs, de prodiges
Vêtu de la chair même du jour
Ma frondaison assiste au repos du midi
Entrailles roses des sanglots du monde
Comme un pain de sève silencieuse
Huppé comme une comète j’écoute les débats du soir
Et ma ramure, mon aubier, mon pied et mon houppier décousent les
les contes, les plaintes, remuent l’impact de la vision et raniment les rêves
Mon front mesure l’élan de tout vœu
Car j’ai logé en tous ma chanson frissonnante
Et j’ai donné le plus actif de ma moelle au murmure de la faim
J’ai affecté d’éclat la souveraineté du corps
Mon épaule ivre délivre toute vertu
Ma peau, ma chair, lumière
Ma grandeur et ma houppe
Tige agreste de l’été, cime frondescente et touffue
Les voilà prêtes à la révolution
Je dis oui au souffle des Caraïbes
Je trafiquerai de la violence
J’effeuillerai le repos
Comme le soleil baignant la terre
Comme les piquants dérouillant les pieds du voyageur
Nu, ailé, effilé
Je serai là le jour des grandes cérémonies
comme un sentier brillant, sensualité claire et vigile,
mouillé comme le désir alerte et boursouflé
Je protègerai les outrés et les insoumis,
les indignés et les émeutiers
Mes fruits par grappe se livreront
La glèbe entière fourmillera de graines et de drupes
Je serai le bras des mutins, le glaive des indigents
Et sur tout homme et sur toute vie je répandrai l’arôme
salace des grandes insurrections
Au piripite chantant chaque goutte de rosée, chaque branche
frémissante, le vent caressant les tonnelles, sont messagers
des esprits

Au piripite chantant la tristesse peint le cœur
L’espoir lui-même est sulfureux
La campagne avive ses mystères
Elle traque déjà ses morts
Son ventre est gros de portée de soucis
Les morts grandissent sous les vivants
Et la plaine d’Haïti a reçu son brin d’eau
L’eau de la source amenée par les canaux
L’eau du ciel comme un toit de rosée
L’eau des yeux comme un enfant sans pain
Le sang d’une mère happée par le délire.

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Nedge (Roussan Camille)

Tu n’avais pas seize ans,
toi qui disais venir du Danakil,
et que des blancs pervers
gavaient d’anis et de whisky,
en ce dancing fumeux
de Casablanca.

Le soir coulait du sang
par la fenêtre étroite,
jusqu’aux burnous des Spahis
affalés contre le bar,
et dessinait là-bas,
au-dessus du désert proche,
d’épiques visions
de chocs et de poursuites,
de revers et de gloire.

Un soir sanglant
qui n’était qu’une minute
de l’éternel soir sanglant de l’Afrique.
Et si triste,
que ta danse s’en imprégna
et me fit mal au coeur,
comme ta chanson,
comme ton regard
plongé dans mon regard
et mêlé à mon âme.

Tes yeux étaient pleins de pays,
de tant de pays,
qu’en te regardant
je voyais ressurgir
à leurs fauves lumières
les faubourgs noirs de Londres,
les bordels de Tripoli,
Montmartre,Harlem,
tous les faux paradis
où les nègres dansent et chantent
pour les autres.

L’appel proche
de ton Danakil mutilé,
l’appel des mains noires fraternelles
apportaient à ta danse d’amour
une pureté de premier jour
et labouraient ton coeur
de grands accents familiers.

Tes frêles bras,
élevés dans la fumée,
voulaient étreindre
des siècles d’orgueil
et des kilomètres de paysages,
tandis que tes pas,
sur la mosaïque cirée,
cherchaient les aspérités
et les détours des routes de ton enfance.

La fenêtre donnait sur l’Est inapaisé,
Cent fois ton coeur y passa.
Cent fois la rose rouge brandie
au bout de tes doigts fins
orna le mirage
des portes de ton village.

Ta souffrance et ta nostalgie
étaient connues
de tous les débauchés.
Les marins en manoeuvre,
les soldats en congé,
les touristes désoeuvrés
qui ont broyé ta poitrine brune
de tout leur vaste ennui de voyageurs,
les missionaires et la foule lâche
ont parfois essayé de te consoler.

Mais toi seule sais,
petite fille du Danakil
perdue aux dancings fumeux
de Casablanca
que ton coeur
se rouvrira au bonheur
lorsqu’aux aurores nouvelles
baignant le désert natal,
tu retourneras danser
pour tes héros morts,
pour tes héros vivants,
pour tes héros à naître.
Chacun de tes pas,
tes gestes,
tes regards,
ta chanson
diront au soleil que la terre t’appartient.

Casablanca, avril 1940

Poème tiré du site : https://www.lezardes-et-murmures.com/

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