Un conte pour enfants pas sages : Rabdalou, le petit loup.

Rabdalou le petit loup.

Rabdalou était pépouz dans la grotte où logeait toute la famille. Dans ce pays lointain qui se nommait le Balkanyland, la meute s’était réfugiée dans les monts escarpés et observait le monde des humains en riant. Quand l’hiver roidissait leur pelage, ils avaient pour habitude, une habitude prise aux hommes, de jouer aux cartes et selon leur humeur, ces cartes étaient soit géographiques, soit ludiques. Ainsi les voyait-on s’affairer autour du jeu des sept familles, quand la neige tombait drue sur les rochers glacés comme l’or qui soudain enrobe des bouchées chocolatées féériques dans la perspective des nouveaux nés qu’à Noël eux-mêmes tenteraient de croquer. La famille était si nombreuse, la grotte si vaste, que chacun au jeu trichait à volonté. Je voudrais le père (mais lequel?), la mère, le fils et le grand-père. La grand-mère (laquelle ?) avait déjà été consommée et la pioche ne validait plus le beurre ni la galette des rois, ni le petit chaperon rouge. Carême, le chef incontesté, prenant ses cartes en main, décrétait le début et la fin de la partie, avant de se réfugier sur la margelle en granite pour y travailler sa stratégie d’envahir puis de dévorer rois, princes, bourgeois obèses et princesses botoxées, dictateurs auto-proclamés sauveurs de la nation, bref tous ces ennemis de la nature animale que l’on pourchassait depuis des siècles.

Rabdalou avait sept mois et ses mâchoires étaient déjà garnies d’un scintillant chapelet de dents capables de croquer un chasseur ou une poupée russe, en fait tout ce qui se présenterait si Carême l’autorisait à descendre dans la vallée, puis à courir vers la ville brillante comme des feus fêtent dans les cimetières saint Elme et ses pets d’artifices. Mais pour l’heure Rabdalou ne possédait que ses rêves pour espace vital, d’autant que la neige traçait les empreintes de ses petites pattes griffues et la meute maintenait un ordre familial où l’évasion était interdite. Comme la grotte ne possédait ni télévision, ni 5G ni réseau social (les faces de boucs étaient stockées dans un repli minéral non accessible aux louveteaux), les petits jouaient aux osselets et écoutaient des chansons douces que leur chantaient des aïeuls qui avaient connu un certain Reggiani, un soir de frimas, jadis. Ils revisitaient aussi de vieilles lectures dans lesquelles on les avait ridiculisé, et Ysengrin dans le clan était perçu comme une insulte. Ce bandit de La Fontaine qui préférait les renards, quel ignoble fabuliste, murmurait-on à table, quand seule la soupe constituait le repas, que dans le ciel les oies de Guinée migraient en Afrique, et que les flamants roses filaient en Camargue boulotter des crevettes pour retrouver leur joli teint printanier. Rabdalou salivait abondamment en les regardant passer au dessus de l’abrupte montagne. Parfois une perdrix des neiges se suicidait dans son museau, ou un lièvre bigleux qui cherchait ses lunettes sans branches que l’on nomme bésicles.

Bizarrement, car elle avait œuvré contre la dynastie des lupus, on vouait dans ces contreforts de montagne avec vue sur la planète celle que l’on nommait « la louve ». Elle avait sauvé deux braillards humains abandonnés dans une cuvette en plastique qui flottait sur le Tibre. Le geste était héroïque, mais les conséquences siècle après siècle, malheureuses pour les loups. Sommés de fuir dans les Apennins, puis les Carpathes, puis chez les mères-grands des campagnes d’Ukraine, jusque dans les caves viticoles du Pic Saint Loup , dans le sud de la France. La louve fut adoubée tant par les hommes que par les loups car dans l’ivresse si l’homme est un loup pour l’homme le loup est un homme pour le loup, raison pour laquelle tout le monde se chamaille depuis deux millénaires.

Rabdalou n’avait cure de tout ceci. Il grandit deux hivers durant et put enfin se sentir apte à mener sa propre vie, ce que chez les humains on nomme en parlant d’un rôdeur ou d’un assassin un loup solitaire. On le vit ainsi parcourir les banlieues des grandes et des petites villes, on le rencontra même dans le désert où un aviateur dessinait sur son calepin un mouton pour un petit berbère blond qui voulait fêter l’Aïd. L’aviateur chassa notre pauvre Rabdalou car il sentait le fennec. Le fennec est ce petit animal à grandes oreilles qui ressemble beaucoup à un lapin mais sans bésicles. Déçu ne n’avoir pu croquer le croquiseur et le mouton et l’enfant, Rabdalou regagna sa contrée du pays de Balkanyland où il ne vit personne. Une rafle avait eu lieu, menée par les chasseurs qui raffolaient de tirer en rafales sur les loups dépourvus de passeports et de passe-droits pour se refaire une santé hors des prisons.

Dans le repli minéral il trouva les faces de boucs bien empilés et en saisit une. Les chasseurs avaient oublié un de leurs émetteurs et du coup Rabdalou put se connecter à la misère du monde et des siens. Il était devenu adulte, avait parcouru des milliers de kilomètres et se retrouvait à son point de départ, sans autre ambition que de vivre librement dans ce pays qui l’avait vu naître. Pourtant il se sentait ridicule, semblable à l’Ysengrin des fables de ce sacripan de La Fontaine, avec ses morales tirées au cordeau. Sur une des cartes géographiques qui jonchaient le sol, piétinées par les chasseurs , il reconstitua le parcours de sa courte vie. C’était une ligne étrange qu’avec un bout de bois calciné entre ses dents il rapporta sur la poussière lisse et froide comme le cahier de notes d’un mauvais élève. Plus il remuait son crayon improvisé, plus une phrase semblait se révéler sur le sol : je t’attends. Face à ce mystérieux message Rabdalou ne sut que penser. Par quelle magie avait-il compris ce langage, cette phrase, lui qui ne connaissait que l’art de survivre et de croquer la vie toute crue et sans formalité ?

Peut-être que quelque part le loup qu’il était était devenu homme. Je t’attends.

Lui qui rêvait enfant de parcourir le monde se trouvait à présent devant la véritable réalité de ce monde : qui l’attendait ? Était-ce la Louve romaine, Carême, la santé défaillante des geôles de Balkanyland, ou ce petit berbère aux cheveux blonds ? Ou n’était-ce pas lui, qui attendait inutilement que les choses viennent sans bouger les petits doigts de sa patte griffue non rétractile ?

Soudain il se souvint de cette phrase entendue dans une grande ville où il avait erré des heures.

Allez, mon p’tit loup, tu montes ?

21 11 2021

AK

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