Anvers et contre riens (une affaire de virus qui part en eau de boudin)

Ce matin, j’ai acheté chez le boucher huit mètres trente deux centimètres de tripes, d’intestin grêle et de gros colon, en souvenir de ma mère dont c’était l’anniversaire. L’artisan avait tout nettoyé, et s’il a trouvé les bijoux qu’elle avait avalés, tant mieux pour lui, ce n’était que du toc. Pas de voyage à Anvers, donc, où il pensait finir sa vie dans une famille aisée dont il ignorait le nom, avant même que cette histoire ne débutât. Je me présente : John Martin Sholler, né voici une soixantaine d’années dans une petite ville de province. Tout allait assez bien jusqu’à l’arrivée du virus, il y a deux ans. Je venais de toucher mon premier salaire de retraité et si j’emploie le mot salaire, c’est que je l’avais gagné à bosser plus de quarante deux ans pour une société qui se réduisait à un bal masqué de gourgandins et de salonardes qui m’avaient exploité alors que je sortais à peine de l’adolescence. J’ai fait plein de métiers, toujours pour les mêmes et ma récompense à présent me disais-je serait d’enfin faire la fête, de sauter sur mes cannes anglaises et de botter le cul des capitalistes, bien qu’il n’en passât jamais un seul dans mon quartier.

Mais voilà que se pointe l’autre enfoiré de virus, l’inconnu nanométrique qui vient encombrer une existence que je pensais enfin peinarde. Dans les mois qui ont suivi son intrusion, je me suis peu à peu senti misérable, à l’image d’une masure que les publicités nomment passoires thermiques, ou passoires énergétiques. J’en ressens les mêmes symptômes : j’ai froid quand il fait froid et chaud quand il fait chaud. Cette phrase est superbe, j’ai dû la concevoir quand j’étais planqué sous la couette avec Juju, ma petite gonzesse qui a connue les salons et les bals de gourgandins affiliés aux gens de biens, pas des généreux non, des gens pleins de pognon qu’ils ont gagné par héritages successifs de leurs parents, et qui balaient des pieds les parquets cirés de la notoriété mondaine. De vrais ploucs, mais cultivés à la truffe généalogique, celle qui pousse au pied des chênes où l’on suspend en riant quelques brigands sans en avoir retiré la chaîne pour qu’ils pèsent plus sur l’opinion des paysans, ces couards sans pèze qui ne manipulent la fourche que pour remuer le vrai fumier, celui des étables.

Juju et moi nous couchons tard, cela nous donne l’impression de vivre plus longtemps que la plupart des esclaves qui bossent et rentrent chez eux éreintés en klaxonnant sous nos fenêtres pour nous faire râler. Les vieux sont des pestiférés, et leur logis une passoire thermique mais eux, au moins, mangent des pâtes tous les jours, quand les esclaves se contentent de riz qu’ils passent au chinois pour n’en pas perdre un grain. Je le sais, j’ai un ami chinois qui me l’a dit. Peut-être n’ai-je pas tout compris, notamment quand il a orienté la conversation sur les routes de la soie. Juju et moi en étions restés aux bals masqués et aux costumes si doux à porter de la Haute Société (j’adore mettre des majuscules pour situer la hauteur des pendus qui se balancent dans les jardins de la Noblesse du Pouvoir). Finalement, j’ai botté le cul de mon ami chinois et nous sommes, ma petite bonne femme et moi, bien marris de ne pouvoir agrémenter notre logis de tous les outils nécessaires à calfeutrer notre existence dans notre espace réduit : déshumidificateur, chauffage, vêtements chauds en pseudo ours polaires réduits en poudre de verre, lectures sournoises des modes de montage de la moindre étagère, bref, nous devenons jour après jour, des passoires énergétiques tocs qui ne savent plus différencier l’hiver de l’été, les doigts de pieds gelés gagnés par l’onglée (onglet chez mon boucher), malgré les chaussettes russes trouées poutiniennes, ce vénérable tsar du goulag de Navalny, introuvables dans ce petit pays malgré l’existence du cirque de Gavarnie, où sans passe sanitaire des milliers d’acrobates évoluent en surfant sur des pistes enneigées, glacées comme des esquimaux .

C’est d’ailleurs ce que m’a rappelé le boucher ce matin. Elle avait des tripes, votre mère, monsieur John Martin, savez-vous ? Sur la fin de sa vie elle m’a signé un papier m’autorisant à vider tous ses boyaux, à ne conserver que le meilleur d’elle-même et de donner aux gourgandins et aux salonardes ce que contenait ses intestins. Mais je dois vous avouer un secret. Ce n’est pas là où vous pensez qu’elle cachait son magot. Vous m’avez dit que c’était tant mieux pour moi, si je le découvrais tout en découpant une douzaine de côtelettes ou un gigot. Est-ce exact, John Martin ? Je ne pus qu’obtempérer. Eh bien, la vérité la voici : votre mère a tout investi dans un appartement d’Anvers, dans le quartier des diamantaires. Pendant vingt ans elle avait dissimulé son acte de propriété dans son entremichon. Le manuscrit original, l’acte notarial comme on l’appelle, m’a pris beaucoup de temps car j’ai dû le faire expertiser par six bourgeois, à Calais. Mais alors, dis-je, à quoi bon avoir nettoyé les intestins de ma mère, puisque vous êtes devenu légataire de cet appartement en découpant son entremichon ? Eh bien, j’avais d’abord attaqué la tuyauterie, c’est une des règles du métier. Mais aussi, mon bon monsieur, pour payer les droits de succession. Rien n’est simple en ce bas monde, vous le savez comme moi. Tout part en eau de boudin si vous ne maîtrisez pas les us et coutumes des trancheurs de lard que sont les agents du fisc. Mais je vous connais, vous êtes un de mes meilleurs clients, alors si je vous révèle cette histoire, c’est pour vous faire une fleur, un genre de ristourne. Je vous rajoute les trente deux centimètres gratis, parce que c’est vous. Votre petite bonne femme va en être ravie. Avec des pommes et une bonne purée, ça passe tout seul. A propos, si vous désirez aller à Anvers avec votre copine, je vous donne l’adresse de son appartement. Il est loué actuellement à un vieillard du nom de Blaise Cendrars, qui était son amant, à qui j’avais coupé un bras par mégarde dans une tranchée de viande bovine, mon couteau avait alors ripé et zou, le pépère s’est retrouvé un bras en moins. Il n’y a que les couteaux suisses qui soient fiables, monsieur John Martin, tous les livres de coutellerie vous le diront.

Bon, je dis huit mètres à un euro soixante le mètre. Ça nous fera donc un total de 12,80 euros. Vous réglez par carte ou en liquide ?

12 01 2022

AK

(dans la série les couillonades, oui !)

4 commentaires sur “Anvers et contre riens (une affaire de virus qui part en eau de boudin)

  1. Désolé… mais, moi, j’ai tout compris du premier coup ! (oh, le goujat ! Oui, et alors ?).
    « Juju et moi nous couchons tard, cela nous donne l’impression de vivre plus longtemps… » celle-là, je l’adore !

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