les yeux d’une femme sur une photo de Raymond Carver.

Curieusement, ce soir, mon regard se pose sur une photo de Raymond Carver (RC, Syracuse, New York, 1984)(*). Je voudrais regarder cette photo avec les yeux d’une femme, sans en définir ni l’âge, ni le tempérament, ni la beauté. Juste pour la complicité entre elle et lui; lui, a pris la route sans retour en 1988, elle, debout face à la baie vitrée qui donne sur le désert qu’elle tente, jour après jour, de revivifier par sa présence.

Si j’emploie le terme curieusement, c’est uniquement dans le but de dérouter le lecteur. Car chez Carver, rien n’est curieux que la vie qui la traverse, l’air de rien, de part en part. La vie se remet à l’heure de l’horloge. Entre temps, qui sait, le regard d’une femme posé sur un portrait photographique qui la met à nu, l’observe sans commentaire, laisse faire, la suit dans le battement des cils, explore l’exil des pensées intimes, jusqu’à ce que la femme tourne le dos au soleil faiblissant qui colore les dunes de mauve, laisse sa jupe soyeuse voleter dans un pli de sable grège. Dans le secrétaire en noyer dont elle abaisse l’écritoire un petit bar, quelques verres en cristal et trois vieilles bouteilles, Gin, Bourbon, Porto, attendent un geste qui les libérera de leur confinement.

Pendant qu’elle remplit son verre dans un glougloutement lusitanien, Mouss le chat franchit l’opercule de la chatière un gros lézard en gueule. Au couinement des charnières métalliques dont la plupart des vis ont disparu s’ajoute le lancinant chant du vent dans les interstices de la porte. Mouss file sous le vaisselier avec sa proie; elle, porte à ses lèvres le liquide doré, moelleux et légèrement amer qu’elle s’est servie. Comme toutes les femmes de sa génération, elle analyse cette photo étrange où un homme semble porter deux visages, deux façons de la contempler et de l’observer.

La semaine précédente, il est vrai, elle s’en souvient soudain, elle embarquait dans le vol Denver- Perth, un solde de tout compte en poche et une bonne réserve d’argent à la banque Loyd. De quoi voir venir. Ensuite, un petit coucou l’avait transbordé vers Wiluna où l’attendait une femme âgée, typée et passablement décorée de rides et de tatouages. L’appartement sentait les vapeurs ménagères et la distraction d’un soleil de plomb ayant encore ses chaussettes aux pieds. A l’hôtesse, par courtoisie sans doute, elle demanda: quelle est cette montagne, dans le lointain? La vieille tatouée lui répondit: le mount Eureka, et elles se sourirent. La vieille rajouta: le chat s’appelle Mouss.

La nuit descend comme le vent se lève. L’orage promet d’être violent. Semblable au phrasé de Tupelo, album de Nick Cave. Quand les premières gouttes s’abattront, plombées comme des seaux et lourdes de fracas, la poussière en hurlant formera une épaisse brume sépia. Alors tous les aborigènes paraîtront, dansant devant ses yeux, qui inspectent le désert. Le son grave du didjeridoo de la Terre Mère, ventre chaud martelé par d’omniprésentes divinités, gagne graduellement son corps de femme en symbiose. Carver la regarde, que faire d’autre en ces contrées stériles, mais, est-ce la lumière capricieuse des éclairs ou l’abandon sommaire d’une femme à elle-même, la photo dans laquelle il est fixé doucement se met à vibrer.

La femme à son tour scrute le portrait avec intérêt, envoûtée par cet imperceptible frémissement du papier glacé. Elle ne sait que penser, entre Parlez-moi d’amour et La vitesse foudroyante du passé, entre l’envie de crier Tais-toi, je t’en prie et Les vitamines du bonheur. Alors, son regard se détourne puis se dirige vers la baie vitrée où les gouttes dessinent de longues larmes translucides qui s’entremêlent dans un parfait chaos. L’orage a cessé aussi brutalement qu’il était advenu, et la vitre épaisse n’en conserve désormais que ce maigre témoignage. Le reflet de la femme peu à peu, au travers des ridules de l’eau de pluie qui maintenant s’évaporent, apparaît de nouveau avec netteté, porté par l’éclairage du plafonnier. Mouss émerge de sous le vaisselier et se rue vers la chatière. La nuit est tombée, le calme revenu. Un souffle d’air épais, chargé d’humidité et de poudre désertique s’insinue par le panonceau bloqué de la chatière, dont la charnière vient de perdre trois vis.

La photo de Carver (RC, Syracuse, New York, 1984).gît sur le parquet, à l’envers. La femme, en se penchant, devine alors une écriture tapée à la machine sur le fond beige du papier. L’encre est passée mais les mots restent lisibles:

 » Je voudrais regarder cette photo avec les yeux d’une femme« 

 AK Pô

22 04 11

(*) la photo d’llustration est de Bob Adelman

( page de couverture de l’ouvrage: « le monde de Raymond Carver », éd. de la Martinière 2006 -hélas imprimé en Chine!-)

3 commentaires sur “les yeux d’une femme sur une photo de Raymond Carver.

  1. Joli clin d’œil à Raymond Carver mais je me tais et n’en dis pas plus, il faut que je prenne mes vitamines moi aussi, ensuite j’attendrai que l’on me parle d’amour. En attendant, excellente soirée,

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