Le bouquet d’Églantine

J’ai fini par dégringoler la colline où j’avais attendu Églantine avec mon bouquet de chaînes télé-TNT, composé de variétés débiles, de séries mortifères, de clichés surannés, d’assurances anticalcaire pour mon lave-vaisselle, de messages captifs issus de réseaux asociaux et de perte d’identité dans le grand brassage du vide-cervelle. Adieu collines de Naples et toi, Montedidio, adieu Rome et toi roche Tarpéienne si proche du Capitole, adieu sauvageonne Églantine. Que la fraîcheur des rues est belle sur la dernière aube des condamnés quand l’amour leur échappe.

Je n’avais pas le choix de mon exil. Au pied de la colline la ville dansait, frénétique, violente, incapable du moindre silence. Il fallait adopter les pas des assassins et des fuyards, sauter les caniveaux descellés et les esprits meurtriers, leur joie chaotique s’amusant à anéantir ce qu’ils ne parviendraient jamais à posséder, vivre la haine par jalousie, trouver par la violence l’incapacité à jouir d’un monde réel, un monde sans idéal tant dans la destruction il ne bâtit rien de plausible, ne mène aucun combat altruiste pour accéder au bonheur de tous. Comme l’alcool ne boit que sa misère, la rue tremblait de semonces, de grenades, de déflagrations et de sirènes hurlantes.

Avec mon bouquet de TNT en main je pus traverser les barricades, les cortèges et les barrières de sécurité, ainsi que le font les amants indécents qui passent entre les gouttes de sang et les pavés rebelles. De tous côtés on reniflait l’information, le parfum des infox, la pestilence des brutalités policières, l’instinct putride des nihilistes et des fascistes. Dans l’air plombé de gaz je finis par m’extraire de ces lieux englués puis gagner la rue de la Jonquière, dans le XVIIe arrondissement. C’était l’adresse que m’avait donné Églantine, quelques semaines auparavant.

Nous nous étions connus dans un bistrot, un soir de goguette avec quelques amis et collègues. C’était un de ces bistrots où l’on plaçait encore un entourage de papier absorbant sur le pied des verres de bière pour éviter les bavures sur les tables. J’ai oublié le nom de ces sous-verres, je ne me souviens que du nom du café : « Au Général de Lafayette ». Cet établissement fermait tard et nous en sortions enclins aux perspectives amoureuses. Mais il y avait toujours le fameux beau gosse qui raflait la mise. Et, au matin sonnant, dans mon petit logis, une pièce sous les combles, un lit en 90, un frigo minuscule et un camping gaz à deux feux, minimum vital, je me réveillais la quéquette en l’air, sachant ou ignorant ce que la jeunesse emporte de bagages pour voyager dans son exubérante nudité.

Il fallut nombre allers-retours dans ce café, des dizaines de paquets de mer et de tabac dans cette Amérique où nous nous rencontrions en fin de semaine pour qu’enfin Églantine remarqua ma présence. A l’époque, je m’en souviens très bien, les bouquets ne comportaient que quelques chaînes, et les infos se portaient comme des pochettes de smoking. On regardait de loin l’avenir et nos idées se construisaient de proches en proches. Les discussions ne faisaient qu’augmenter nos résolutions. Nous vivions avec conviction malgré nos divergences ; nous voulions et étions heureux de vivre ensemble. Quand Églantine a pris ma main, j’ai eu un flash, un transfert électrique plus aveuglant qu’un élan mystique. Montedidio s’envolait, quittait Naples, surplombait Rome et la roche Tarpéienne, rejoignait Icare vers la mer Égée… Soudain le pont des Soupirs envahit mes bronches comme l’amiante le sulfate de cuivre le glyphosate, la peinture au plomb et la dernière cigarette du condamné ( avec un dernier schnaps) racontent aux enfants qu’il ne faut jamais croire ce que disent les parents à qui, quand ils l’étaient avant, on rabâchait les mêmes sornettes.

Églantine était la plus belle d’entre ces jeunes femmes. Elle buvait des Cordials la tête dans les nuages et fumait comme un sapeur hume le camembert. Il se trouva que ce soir-là le beau gosse de service était parti dormir dans un local à poubelles de Genève. C’était l’époque des grands voyages que la petite bourgeoisie entretenait envers ses enfants : va voir du pays si tu veux, mais surtout disparais de ma vue, fils indigne. La plupart d’entre nous n’en demandaient pas tant : un fort pourcentage venait de l’Assistance Publique, et eux n’avaient que cette hâte : quitter leur famille d’accueil. C’est dire que quand Églantine a pris ma main, qu’elle a susurré à mon oreille « attends-moi là-haut, sur la colline, avec ton bouquet de TNT, il paraît qu’on capte super bien la fréquence », j’ai vite déguerpi et suis monté au top m’installer sur un bouquet d’aubépines qu’un cheval avait brouté rasibus le soir même.

Effectivement, la captation des ondes était excellente. On pouvait voir en direct des événements sensationnels, des destructions de kiosques sur la plus belle avenue du monde, des gens blessés des barbares encagoulés des flics matraqués et des journalistes payés une misère à l’affût de scoops mais motivés par la même misère qui leur fournissait du travail. Et là, pas même la tête recouverte d’un bonnet phrygien, apparut en gros plan le visage d’Églantine, l’air calme et serein, étendue mollement sur le pavé de Paris, un mince filet de sang coulant de ses lèvres vers la bordure du caniveau. Mais c’était peut-être des actualités retransmises depuis Nice. Je ne m’en souviens plus.

AK

27 03 2019

Photo de présentation : bouquet de pivoines  et fleurs de merisier du jardin !

2 commentaires sur “Le bouquet d’Églantine

  1. « Que la fraîcheur des rues est belle sur la dernière aube des condamnés quand l’amour leur échappe »
    Quelle phrase !

    « (…) ce soir-là le beau gosse de service était parti dormir dans un local à poubelles de Genève »
    Tiens, tiens… de l’autre côté de l’Arve ? 😉

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