lettres à Henriette (1973-1980)

Lettres à Henriette

Préambule

Mon père est mort en 1974, le jour de son anniversaire. Il avait pile 60 ans. Henriette, son épouse et veuve, est morte à son tour en 2014, à l’âge de 95 ans. La maison familiale, sans cachet spécial, a été la proie de conflits absurdes pour son rachat entre deux membres de la famille, conflits suffisants pour cisailler les liens des cinq héritiers (3 frères et 2 sœurs), tous encore vivants mais plus vieux désormais que le père. Finalement, en 2019, un accord tacite a été signé moralement pour mettre en vente cette maison familiale, inoccupée depuis plusieurs années. C’est pourquoi il a fallu vider et débarrasser les meubles, la vaisselle et la garde-robe, le linge de maison et les souvenirs de cet antre laissé à l’abandon.

C’est dans l’ancien bureau du père que j’ai trouvé, à même le parquet, en compagnie d’autres papiers et de photos familiales d’époque, un emballage translucide où ma mère avait regroupé des lettres, écrites entre 1973 et 1980, que je lui avais adressées. Ce sont ces courriers que je voudrais vous faire partager, une tranche de vie un peu bio et parfois légèrement graphique. J’ai juste masqué les prénoms/noms et certains détails, tout en laissant les textes avec les fautes d’orthographe ou de syntaxe de ce temps là. J’avais une vingtaine d’années…

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Staad, 01 12 1973 1h20

De tant de tours de force accomplis à ce jour, perdu dans des évenements qui n’ont pas d’avenant, il m’est en toute impossibilité de préjuger d’avenirs ni de rechigner un passé. Les temps de la maladie font place aux vents de l’équité, et le pays natal ne m’a donné que cette haine vitale qui s’arbore sur le front (celui des crânes, non des guerres). Dépravés de passions irrealisées, mes pas s’égarent du respect des mécanismes corporels et mentaux. L’industrie de la Joie rend l’âme du travailleur aux quartiers magnifiques de la misère socialement illégale. Voici résumée la trilogie qui m’est étrangère dûe à la situation où je me trouve. La phrase logique en intermède. Renaissent ma soif et ma faim dès que se meurent les moyens. L’hiver au terme de la mort, l’ivresse au terme de la soif. J’aimerai tant boire quelques goulées de vin vieux. Pour l’issue du païen, la mélancolique histoire, au rythme cardiaque d’un cœur qui ne cesse de battre la chamade, celle des enfants tristes de la légende humaine contemporaine. De tout ce qui ruissèle, les larmes écrasées d’un fracas de tonnerre, le tabac, l’haleine du grabbas, pour qui le ciel se bat, changer de lit, changer de corps, que faut-il faire de mes jours, de mes nuits je n’explique pas ce vide depuis le premier mot.

Tous ces mots ne traduisent rien, sauf le vide. Le vide affectif, le vide lyrique, le vide alcoolique. J’ai branché mon stylo sur une trace automatique. De ma vie présente deux choses se tirent : d’une part, ce pourrait être très bien, d’autre part je manque de moyens. C’est dommage, le coin est beau, mais froid. (Il n’aurait fallu qu’un moment de plus pour que le remords vienne mais une main nue alors est venue qui a pris la mienne) -Léo Ferré (-presque ! 2019). Cette lettre qui n’en finit pas d’être obscure comme le sont les souvenirs de plusieurs ans, peut-être est-il trop tard pour que j’aie un sens logique de pensée, mais le temps est court avant que je m’endorme et demain je n’y penserai pas etc etc.Quelques notions biologiques et botaniques.

Je ne travaille pas, il faut un permis de travail, je vivote donc parmi les hauts et les bas suisses. Bien sûr des dettes qui nous tendent les mains, des cigares bleus, des nuages verts et de la neige blanche (la seule pureté suisse). Des nuages verts me viennent deux autres expressions : l’âge vert et l’ovaire fermé ou offert. Plus de linceul à la solitude, la terre est calme comme un vin doux. Je voudrais simplement écrire sur du papier.Quelle catastrophe si cette lettre était écrite à quatre heures ! -je suis tout à fait sain de corps et d’esprit actuellement- ma seule souillure est le sommeil puisque j’en profite pleinement. Votre fils (*) s’émancipe et son seul vice restant la vie, il vous en envoie un souffle.

Blatten 4

9422 Staad

(Rorscharch, Saint Gall)

Suisse

(*) mon père était encore vivant. J’avais déserté le lycée à la rentrée précédente (admis en Terminale D) et ne vivais plus chez mes parents..

vignette: Guido Cadorin (1892-1976), « Nudo e paesaggio fiorito », 1920.

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