les babillages de Chinette, les coloriages de Chinou
Si vous croisez un jour l’espoir d’être heureux
Allongez votre pas et glissez vous, chanceux,
Derrière les paravents, rue Henri Faisans.
S’y cachent des amants qu’ont oublié les ans,
Des paysages clos nés au gré des passages
D’un employé rêvant comme un enfant pas sage.
Elle, c’est Madeleine.
Lui, c’est Victor.
Ils ne se connaissent pas. Ou plutôt, ils ne se sont jamais rencontrés. Lui, en sachant que Madeleine, c’est elle, elle en sachant que Victor, c’est lui. Par contre, ils se sont très certainement croisés de multiples fois. Sur le chemin des halles, le samedi matin, ou même en semaine. Ou dans une droguerie, une boulangerie ou un bureau de tabac de la rue, leur rue.
Madeleine vit au-dessus d’une pharmacie, au troisième étage orienté Sud-Est. Victor vit dans un immeuble bourgeois, également au troisième, orienté Nord-Sud, plus vers la Dame Blanche. Entre eux, à mi-parcours, de l’autre coté de la rue, se dresse une plaque commémorative, au numéro 41. C’est la rue Henri Faisans. La rue des Amants.
Moi, je suis le narrateur. J’habite rue Dévéria et travaille au centre Bosquet. Mes fréquents aller et retour quotidiens m’ont permis de graver dans ma mémoire toutes les façades, les portes cochères et les habitudes de la majeure partie des gens qui vivent dans cette rue. Je capte les senteurs, les émotions, les solitudes, les couleurs changeantes (qui sont différentes le matin , le midi, le soir et la nuit). Je vis ainsi, je passe.
Par exemple, un matin où le soleil se levait à peine, la lumière du bureau de Victor était allumée. Il rédigeait un brouillon devant son ordinateur. On sentait qu’il hésitait; il se levait, se rasseyait. Moi, il fallait que j’y aille, pas tellement le temps d’attendre. Finalement il est venu à la fenêtre; pour arroser ses fleurs dans la jardinière. On n’arrose jamais en plein midi, sinon l’eau s’évapore et les plantes meurent. Même les géraniums. Dans le trop-plein d’eau qui est tombé sur le trottoir, j’ai récupéré son message. L’eau n’a pas d’odeur, dit-on, mais l’amour, si, quand il tombe du ciel. J’ai continué ma route.
Sous prétexte d’un lacet défait j’ai fait halte au pied de l’immeuble de Madeleine. Elle tirait ses rideaux pour faire entrer le jour. Et dans son mouvement, j’ai lancé le message de Victor d’un geste fugace mais sûr. Elle l’a attrapé en secouant ses cheveux blancs et a rougi en le lisant. J’ai repris mon chemin. Le soir récupérerait sa réponse à mon retour du travail.
Victor lui écrivait qu’il était très embarrassé. Il désirait tellement la tenir dans ses bras qu’il avait honte, et aussi peur, de passer à ses yeux pour un satyre, un goujat. A près de soixante dix ans, disait-il, leur correspondance s’était certes libérée de nombreux tabous, mais le corps fustigeait le désir d’aimer. Il le sentait ainsi, et pour cette raison, brouillonnait avant que de taper sur son clavier les mots définitifs, les mots qui ne s’effacent plus malgré le temps qui passe. L’avis informel de Madeleine, (et réciproquement), représentait dans leur relation tardive l’esquisse d’une réalité plus tendre. Mais pour atteindre une telle liberté de chérir il fallait tout d’abord éviter, par un mot de trop, de se meurtrir. Eviter d’aller trop loin, et d’anéantir le peu de vie à partager qu’ils possédaient chacun, et qu’ils stimulaient avec une frénésie contenue dans leurs mails.
Madeleine était plus active. Ses soixante cinq ans dopaient son énergie mais parfois aussi elle sombrait dans une nostalgie que seuls les courriers de Victor dissipaient. Sa solitude s’habillait d’habitudes, la plupart dérisoires, mais tellement utiles à tromper l’absence d’un homme, d’un amant ou d’un animal domestique. Et puis, dans ces manies que l’âge apporte avec les ans, il y avait une envie retranchée qu’un invisible geôlier empêchait de sortir: l’émoi du cœur, la passion du corps, la nudité de soi face au plaisir. Alors Madeleine composait au clavier des réponses à Victor. Des mots qui balayaient devant la porte les ombres incertaines, des phrases tendues comme des tissus de soie portées par l’élégance, des idées et des songes qu’elle-même finissait par croire, par palper. Les mots devenaient vérités, désirs, miel luisant sur la dorure des cadres où le passé régnait, implacable témoin.
Ce soir-là, je revins tard du travail. Passant devant l’immeuble de Madeleine je découvris par terre un médaillon . De chez elle ne perçait aucun rai de lumière. Son message avait pris la forme de ce petit bout de métal. Il était encore chaud de ses doigts. Ce sont des choses que tout homme ressent, la chaleur des doigts sur l’argent. Quel sens pouvait bien avoir cette ébauche, me demandai-je. Je n’avais pas à juger, ni à poser de question, j’étais simplement intrigué. Jusque là, tous les messages étaient virtuels, qu’il m’avait été donné de transmettre. Inquiet malgré moi, je me hâtais vers la façade néo-classique du bâtiment de Victor quand mon attention fut attirée par un tohu-bohu provenant du couloir du numéro 34. Je franchis la porte cochère entre baillée pour m’informer.
Je compris alors la situation en même temps que je la découvris: j’étais entré dans la permanence d’un élu un soir de réunion, ce qui expliquait le brouhaha. Mais un groupe de gens agglutinés au pied de l’escalier accentua mon inquiétude.
Dans un réduit, serrés l’un contre l’autre, Madeleine et Victor avaient été surpris en train de s’embrasser, et même plus par affinités. Des voix montaient, réprobatrices et pour certaines, véhémentes: « quelle honte, à votre âge! », « ce n’est pas un b… ici! », « qu’est-ce qu’ils font là, ces vieux? »
Alors se produisit l’incroyable. Tel que j’étais situé, je vis surgir, venant de l’autre coté de la rue, exactement du numéro 41, un homme en colère. Vêtu à l’ancienne, de taille moyenne, le rouge au front (qu’il portait haut sur ses yeux légèrement tombants), une impériale impeccable barrant son visage, il gesticulait tout en s’époumonnant, tel un avocat du barreau plaidant les causes perdues. D’une voix pourtant étonnamment chaude, il déclara à l’auditoire pantois:
» Messieurs, ces deux amants méritent bien plus que vous ne valez par vos promesses électives. Ces deux amants méritent l’union qui les soude. Leur quête de bonheur, je la connais par cœur. Du parc Beaumont au Boulevard des Pyrénées, en passant par le jardin d’Hiver, ces espaces enchanteurs, eh bien, je les ai conçus pour eux, pour tous les amoureux. Alors, je vous en prie, laissez-les en paix! »
Ainsi parla Henri Faisans, ou son émanation sénatoriale.
Passé l’effet de surprise, certains s’excusèrent des propos tenus à l’encontre des vieux amants, d’autres sourirent ironiquement, et je m’aperçus alors que je tenais encore dans mon poing le médaillon de Madeleine. Je rejoignis le couple dès qu’il fut dans la rue et tendis le mince objet à Victor.
« -Je vous remercie, me dit-il sans le prendre, mais c’est désormais inutile. Notre connexion ne passe plus par internet. Gardez ce médaillon, peut-être un jour vous sera-t-il utile, quand la chaleur de la main que vous désirez tenir transmutera ce métal en amour véritable. » Ils me sourirent et disparurent, lueurs pâles sous les candélabres gris.
Désormais, lui savait que Madeleine, c’est elle, et elle, que Victor, c’est lui. Dans un même regard.
AK Pô
08 05 09
Henri Faisans fut à l’origine de la création du boulevard des Pyrénées, le fleuron touristique palois
Hé bien ! Joli récit un brin surréaliste et tout en délicatesse.
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Merci beaucoup.
Ce texte, parmi d’autres, a maintenant dix ans, l’âge de raison. Il participait à un blog local ouvert et sans censure (puis changement de cap et raison pour laquelle je l’ai quitté il y a trois ans). Il comporte donc des références très locales que je n’ai pas gommées, mais qui restent assez lointaines pour le lecteur extérieur (par exemple le local électoral de l’actuel maire se situait au numéro indiqué dans le récit). Mais il est vrai que tout cela est secondaire. Tout comme l’est le second degré de l’échelle de Jacob ou, plus prosaïquement, dans celle du réchauffement climatique…
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