les babillages de Chinette, les coloriages de Chinou
TEMOIGNAGES
Je m’appelle Jean-Jacques Espalongue. Je suis photographe de métier et, comme dans tous les boulots, la concurrence est rude ; il faut gagner sa vie. Je travaille depuis quinze ans comme professionnel dans la prise de vues , vues qui se retrouvent dans ces catalogues en papier recyclé qui remplissent les boîtes à lettres de millions de consommateurs. Mon travail consiste à photographier sous divers angles des barquettes de côtelettes, des rôtis, des légumes en vrac, des packs de bière, des lessives, des charcuteries et des produits ménagers ; mais la liste n’est pas du tout exhaustive. Les photos (quelques centaines de clichés par séance) sont ensuite retravaillées pour leur donner ce que les managers appellent « un regain de fraîcheur » . C’est un travail difficile, mais moins risqué que reporter de guerre du temps de Franck Capa, ou de grand témoin de la Planète comme l’est encore Salgado. Ici, on lutte pour faire de moches images pour vendre de la merde à bon prix.
J’ai tenu à témoigner car, sans vouloir frauder le fisc, j’ai mis deux poissons (des daurades royales) et deux tranches de rumsteck dans ma sacoche, pensant que personne ne s’en rendrait compte. C’était compter sans l’odeur, et surtout sans le chien des vigiles qui surveillent la porte arrière de l’hypermarché, réservé aux livraisons et interdit d’accès. Le chien a eu droit à un rumsteck comme prime immédiate et les deux vigiles ont enveloppé les daurades royales dans un sac plastique recyclable, comme quoi la misère est égale pour les gagne-petits. Ils m’ont laissé le deuxième rumsteck, ils savent que moi aussi j’ai une famille, mais m’ont rappelé que demain je devrais me présenter au bureau du personnel à neuf heures tapantes. Ces deux salauds m’ont prévenu : nous gardons les arêtes et les têtes des deux daurades comme preuve du vol. Tout juste si le chien n’allait pas témoigner à son tour en aboyant que la bidoche n’était pas tendre.
Hier soir, je suis rentré chez moi. Emilie regardait la télé, zappant entre deux émissions stupides où des gens partageaient un repas et le critiquaient, entre des chambres d’hôtes où ils balayaient du doigt chaque recoin en quête d’un mouton de poussière. Seuls, face au rumsteck que je posai sur la table nos deux enfants accoururent. Avec des pommes de terre, le repas serait excellent ; mais Emilie ne bronchait pas, assise dans le canapé. C’est aussi pour cette raison que je témoigne. Mon épouse était en pleine catharsis devant le plat qu’un des branleurs de la télé terminait de cuisiner : un tournedos Rossini. Je fus saisi d’effroi ! Comment être fasciné par un tournedos quand on aime Rossini ? En lui tournant le dos ? Certes pas.
Je préparai hâtivement quelques frites pour les enfants que je plongeai dans l’huile (les frites). Puis je filai dans le séjour, tenant dans ma main gauche le rumsteck et dans la main droite, contournant le canapé, je brandis soudain la viande de bœuf encore sanguinolente que je jetai sur le poste de télé. Emilie, qui était habituée à la consommation de stecks à la Rossinante, bondit d’effroi et de bonheur, tout en sautant dans mes bras. (D’habitude, c’était pour une souris ou une araignée qu’elle sautait ainsi.)
« -d’où sors-tu ça ? demanda-t-elle
« -de ma dernière séance de shooting, Emilie
« -tu as shooté un bœuf ?
« -non, juste le patron et deux vigiles, Love. Maintenant, on mange et prépare les valises, on quitte le pays ! Adieu les prospectus de merde, on va photographier les gens et les paysages, les villes et les monuments, le regard des enfants et les sillons dans la peau des vieillards. »
Je m’appelle Jean-Jacques Espalongue. Je voulais témoigner, car si jamais ici ou là vous me croisez, une chose est sûre : vous ne me reconnaîtrez pas. La raison en est simple : je n’existe que sur des catalogues qui finissent dans les poubelles. Au moins comprendrez-vous que désormais ma vie, comme la vôtre, est ailleurs.
AK
03 10 2019
PS: je n’ai rien trouvé sur Jessye Norman interprétant un opéra de Rossini…hélas
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