un retour en train (le temps d’une grève)

Jusque là tout allait bien. Le train n’avait qu’un retard de dix minutes et les voix synthétiques du haut parleur étaient branchées sur une unique ritournelle, numéro du train provenance destination desserte des gares. Dix minutes plus tard, une nouvelle annonce indiqua un retard d’une demi heure, le convoi ayant dû faire un détour inopiné par manque d’alimentation électrique sur les voies usuelles. Puis, bien plus tard, les usagers apprirent que le train avait pris la tangente et quitté le pays pour des cieux plus cléments. Un message pré programmé tourna alors en boucle dans le hall de gare nous invitant à quitter les lieux dans les plus brefs délais, car il n’y aurait pas assez de places pour tout le monde dans les bus affrétés en urgence pour palier à l’incident inattendu. Tous les usagers sortirent en même temps, certains mêmes avant d’autres. Dehors, il tombait des cordes.

Certains bus arrivaient à la hâte et l’on dénombra une dizaine de victimes dont deux agents en tenue relevèrent les identités, l’adresse, et mailèrent les condoléances aux familles. Tout était bien organisé. Les bus démarrèrent en trombe, ce qui est logique au vu de la pluie qui tombait alors en hallebardes et taillait des croupières aux retardataires, dont la plupart durent s’agglutiner dans des taxis sans vérifier le tarif kilométrique de ceux ci, ce dont ils se repentirent par la suite. Jusque là, tout allait bien. Ou presque. Antonio ne savait pas où atterrirait Julietta, sous quels cieux plus cléments annoncés par la voix synthétique, tout à l’heure. Ainsi, quand le hall de la gare fut totalement désert et tous les bus et taxis partis, il décida de rentrer à pied chez lui, sous l’averse. Il marcha deux cents mètres et fit halte sous un abribus de l’avenue des Désirs. Il sortit de sa poche de pantalon le petit paquet enturbanné qu’il voulait offrir à Julietta, à son arrivée. Il aperçut, à quelques centaines de mètres, cinq ou six bus à l’arrêt, plantés dans l’avenue. Une tache sombre les environnait, mouvante. Il n’eut aucun mal à constater que les engins étaient en rade et les passagers débarqués. Panne de gasoil. Rien d’étonnant, rien que du supra normal. Les réservoirs pratiquaient la politique du flux tendu et n’étaient donc remplis qu’ad minima. Il pensa : jusque là, tout va bien.

Du paquet cadeau pas plus grand qu’un mouchoir de poche il extirpa un de ces instruments qui révolutionnent les mentalités abruties, un téléphone multi-fonctions connecté sur le Net, qui permet, selon le mode d’emploi en plusieurs langues, de vous faire partager en temps réel tous les événements de la planète, de tchatter avec vos amis et de jouer au tiercé en ligne, ou au poker, ou de commander une pizza, et mille choses encore, dont l’essentielle, l’ineffable : alors, t’es où ? Mais Julietta, justement, ne possédait pas ce bijou de technologie, ainsi qu’il est simple de le comprendre, vu qu’Antonio l’avait dans sa main. Il put néanmoins, par quelques manipulations vraiment très simples, géolocaliser Julietta, car la mode étant à l’incrustation de puces Rfidées en matériaux composites avec soin de la peau incorporée et lotions anti-acnéennes offertes pour toute puce achetée, son repérage fut des plus rapides. Il ouvrit la page google earth et zooma. Julietta était bien dans le train, un catalogue en main, visiblement insouciante du retard pris et de la destination modifiée. Il faut admettre que le train filant plein nord, rien ne supposait une grande modification de clarté malgré l’heure avancée. D’ailleurs, l’été battait son plein dans les environs de Gdansk, où le train cheminait alors.

Antonio, constatant que sa Julietta ne se tracassait pas plus que le train avançait, réserva un billet d’avion pour Stockholm, avion qu’il prendrait dans un aéroport distant d’une quarantaine de kilomètres. Jusque là, tout allait bien. La mobylette de son père, pièce de musée poussiéreuse mais en parfait état de marche ( les vieux entretiennent le matériel, sourit-il ), dormait dans le garage depuis plusieurs années, un jerrican plein d’essence à ses côtés. Il reprit sa marche, accéléra en croisant les bus arrêtés autour desquels maintenant une bagarre générale s’était déclenchée pour la réappropriation des bagages, valises de formes et de couleurs uniformes qui créaient le doute, et dont les étiquettes déchirées par les accrochages entre individus ne faisaient plus foi et généraient la violence aveugle. Les agents en tenue usèrent des mêmes méthodes que dans la cour de la gare, tout était réglé comme du papier à musique.

Arrivé à proximité de chez lui, rue des Empires, il aperçut les taxis stationnés en file indienne, et entendit les chauffeurs hurler qu’ils ne rendraient les bagages qu’une fois la course payée, et les passagers crier au loup que les tarifs excessifs étaient passibles des tribunaux, mais comme il n’y avait pas de tribunal dans le secteur, on en vint aux jeux de manches et aux coups de poings. Il n’y eut, dans ce laps de temps, que quelques blessés et beaucoup d’embouteillages. Une heure plus tard, Antonio quittait les faubourgs de la ville. Une heure plus tard, il garait sa mobylette dans un endroit discret de l’aéroport. Une heure plus tard, l’avion décolla. Le train arrivait à peine en gare de Riga, où un soleil splendide inondait la ville de ses lumières vespérales. Julietta dormait sur son siège, le catalogue posé sur ses genoux. L’image l’attendrit, et il eut hâte d’atterrir à Stockholm, l’angoisse au ventre quant à la quantité de kérosène contenus dans les réservoirs de l’avion. Mais faire le voyage en planeur aurait été bien plus long qu’un long courrier dans une boîte e-mail.

De Stockholm il prit un taxi suédois comme il se doit puis sauta dans un ferry à destination de Tallinn, capitale où le train arriva à l’heure, heure locale ou universelle, les estoniens s’en moquaient éperdument, comme ils se moquaient bien de savoir d’où venait ce train, puisque de toute manière il arrivait à l’heure. Jusque là tout allait bien. Antonio replaça le portable dans son papier cadeau, réassortit les rubans frisés et re-scotcha l’étiquette du magasin où il l’avait acquis. Puis il se dirigea dans le hall des arrivées. Comme si de rien n’était. Comme si tout allait bien. Se mettant sur la pointe des pieds, il vit Juliette descendre du wagon, pousser sa valise à roulettes avec son petit manche rétractable en acier, s’avancer vers la sortie à petit trot. Quand à son tour elle le vit, elle fit un bond et courut l’embrasser. Ils restèrent ainsi enlacés une bonne dizaine de minutes, sous les lumières froides du hall de gare. Dix minutes.

Désormais, tout irait bien. A partir de là. A partir de Tallinn, où ils vivraient sans retard, à l’heure où les trains entrent en gare, à l’heure où le monde se connecte et rame au timbre des voix synthétiques, des jusque là, tout va bien. Ainsi qu’il est raconté ici.

AK Pô

08 10 11

(oups! déjà paru! tant pis, bis repetita placent!)

3 commentaires sur “un retour en train (le temps d’une grève)

  1. J’ai ri comme j’aurais angoissé dans ce cauchemar épique ! Une parfaite vision d’un départ dont on ne voit pas l’arrivée et quand enfin elle est là, on ne se souvient même plus du parcours du combattant qu’il a fallu traverser. Bravo pour ce récit de pleine actualité ! Et bravo à tous ceux qui traversent ces jours embourbés !

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