les babillages de Chinette, les coloriages de Chinou
Lise m’a dit : « Émilio, c’est l’heure d’aller promener le chien ! » J’ai opiné du chef, ai saisi la laisse qui pendait au porte-manteau perroquet, dans le vestibule, et ai sifflé Morfalou, ce clébard qui nous pourrit la vie, qu’il faut nourrir de légumes frais (il est végan nous a annoncé le vétérinaire), et sortir trois fois par jour, alors qu’il y a tant de choses intéressantes à regarder à la télé. Ce chien est une véritable calamité, mais bon, Lise l’adore comme l’enfant que nous n’avons pas eu au tirage au sort de « Famille sans enfant, cent enfants à gagner, pour cela composez le 77 22 ou tapez sur votre mobile le SMS j’en veux un » etc
Bref, il faut balader le chien. Chaque soir, nous longeons le canal qui borde la voie ferrée. Entre la dérivation du gave à l’eau tumultueuse et les rails que les grèves et les retards systémiques (mot à la mode) je ne sais comment me débarrasser de Morfalou. Alors, nous conversons tout en marchant. Il jappe, grogne, travaille son éloquence un bâton dans la gueule, sautille quand nous sommes d’accord, aboie tout en restant courtois avec les chiens que nous croisons parfois, et il me serait difficile d’admettre que nous ne nous entendons pas lors de ces promenades. Dans son regard je lis souvent une facétie qu’il m’invite, chaque fois, à réaliser. Pisser dans le canal, comme lui quotidiennement. Cela fait des années que ça dure.
A cette heure-ci, en général (mais c’était bien avant), le train TER 8235 passait à l’heure sur la voie ferrée. Il pouvait même en cacher un autre, comme tout bout-en-train de cette époque. Morfalou semblait porter la mémoire de ces temps oubliés. Il posa son arrière train sur l’herbe qui bordait le chemin et m’inspecta de la tête aux pieds, silencieux. Sa langue sortait d’une dizaine de centimètres de son mufle, il haletait sans symptôme d’une quelconque angoisse ou maladie . Non, il se moquait de moi, tout simplement. Cette laisse que je maintenais à son collier je sentis qu’il voulait la mettre autour de mon col de chemise, d’y nouer une cravate de pierre et d’enfin me balancer dans le canal torrentueux. Pauvre Morfalou ! Je savais bien que Lise avait accaparé tout ton amour, te prodiguait tous les soins, les toilettages et les médications qui te donnaient du chien dans les concours canins, mais moi, je veillais et surveillais tous vos faits et gestes, vos manies, vos aliments de luxe, tes bijoux spécial toutou de race bichonné, et tous ces câlins dont j’étais exclus. Durant des années trois fois par jour, printemps été automne hiver, nous nous sommes promenés, vieux chiens, moi me parlant tout seul comme un homme aux abois s’adresse à ses pieds en marchant, toi aboyant comme un Beagle Harrier lors d’une chasse à courre, et Lise pendant ce temps qui rêvait de Venise, sans comprendre que sans elle notre vie s’enlise …
Voici quelques jours Morfalou et moi avons croisé une femme d’âge mûr qui promenait sa chienne Nestorine. Nous prîmes langue pendant que les deux animaux reniflaient leur trou de balle identitaire ; bref chacun se présenta à l’autre par des procédés ancestraux que la nature tend de nos jours à nous faire oublier. Nous parlâmes tout en avançant tranquillement lorsque Morfalou et Nestorine s’arrêtèrent net : un lapin dansait dans le champ de maïs récemment moissonné qui bordait le chemin. Ils tirèrent sur leur laisse. Si je pus retenir de justesse Morfalou, Nestorine quant à elle fit basculer sa maîtresse et la traîna vers le lapin qui ne se doutait de rien et continuait à batifoler. Soudain, à la lisière du bois, apparut un chasseur : son arme pétarada et il atteignit involontairement la femme la chienne et rata le lapin. Il avait l’air désolé, le pauvre homme. Son tableau de chasse était incomplet. Lorsqu’il me vit, je décampai, lâchant la laisse de Morfalou qui se rua vers le tireur qu’il atteignit en deux temps trois mouvements. A cet instant le train TER 8235 passa, rendant inaudibles les cris du chasseur que mon chien dévorait. Puis il revînt vers moi et nous rentrâmes en vitesse à la maison, où Lise avait -quelle coïncidence!- mitonné un lapin chasseur aux pruneaux tueurs de moustiques, plat délicieux s’il en est.
Lise et moi mangeâmes en silence. Morfalou se lécha abondamment pour effacer toute trace de sang sur ses pattes et sa trogne. Un os en latex lui permit de se brosser les canines et il alla s’étendre sur le canapé du salon, comme d’habitude. Bien entendu, je ne racontais rien de cette affaire à mon épouse. Connaissant sa jalousie chronique, elle serait devenue furax et m’aurait soupçonné d’être un amant criminel qui a abattu par dépit amoureux sa maîtresse dans un champ de maïs, après avoir agressé un pauvre chasseur et volé son fusil. De toute manière j’étais tranquille : tous trois étaient morts sans témoins, sauf le lapin. Mais lui, il avait pris rendez-vous avec le faitout de Lise… et s’était présenté à l’heure.
22 09 2020
AK
Ah c’que c’est bon!
Et je ne pense pas du tout au lapin en écrivant ceci.
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Pas de souci, lui et ses congénères, quelques renards et des biches dansent encore dans le champ de maïs soir et matin…Mais comme il pleut, je ne vais pas les épier ce soir (ni pendant trois jours car la météo est à la pluie , mais c’est peut-être l’occasion de me laver à l’eau froide?
Merci pour votre commentaire. 🐰🐰🐰
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😀 😀 😀
Brave Morfalou !
J’ai adoré cette histoire et tes jeux de mots !
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Comme quoi Morfalou n’était pas végan…
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je m’appuyais sur ce qu’en disait le vétérinaire. Mais tu as trouvé la faille! Félicitations!
Bonne journée!🥇🥇🥇
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Comme le chantait Chantal Velasquez, « ce matin, un morfalou a tué un chasseur ».
Bonne journée, illustre Karouge.
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Je ne connais pas Chantal Velasquez, et à peine une certaine Chantal Goya, mais c’est sans doute la même! Buen dia Maëstro!
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Euh, oui, ça doit être la même (tu sais, je ne m’y connais pas beaucoup en peintres italiens…)
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Tu finiras aux offices du célèbre musée florentin (ou au castel sant’Angelo avec Scarpia) l😁😁
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