La Dernière heure des mots avant les maux

Je me souviens très bien de cet instant. C’était une fin de repas bien arrosée. Les flûtes jouaient l’air de Papageno et Papagena dans le champagne et les enfants dans le jardin piaillaient sous la nouvelle lune. C’est alors que tous mes mots se sont rassemblés dans mon assiette. Ce fut un chahut silencieux qui de toute manière n’intéressait que moi. L’assiette était presque vide, il restait des éclats de pâtisserie et un peu de crème Chantilly sur les bords. Les mots frétillaient comme des têtards, des larves de moustiques, des spermatozoïdes oubliés dans mes rêveries nocturnes. Il y avait autant de mots que de phrases mal construites, de renonciations quant à l’apprentissage des règles de grammaire que ma grand-mère tentait de m’inculquer pendant que ma mère, dans la chambre de l’étage, récitait l’alphabet.

J’avais, bien des années auparavant, joué avec les lettres dans le bouillon qui précédait le pot au feu (que l’on cuisinait sans couvercle). Mais c’est à l’école que j’ai appris à écrire, puis à lire, sans qu’un taré vienne me/nous couper la tête. Ce soir là, donc, les mots que j’avais écrits, prononcés, murmurés, étaient là, dans l’assiette sèche. Ils faisaient soupe et moi, chabrot. On dit qu’il faut que l’eau ruisselle dans les caniveaux pour emporter l’imagination vers les grands bateaux amarrés dans les ports maritimes. Mais que fait-on de celle qui résiste, au fond des assiettes, gouttes salées, pâtisseries légères, sinon leur faire payer leur manque de courage.

Je comprends qu’il est difficile d’imaginer cette scène. Les mots vous regardent, comme des blobs, sans yeux ni corpulence, mous et terriblement présents, incontrôlables, ils vous chatouillent, vous grattent le cervelet et finissent par vous envelopper d’une extrême solitude, car ils n’existent que pour eux-mêmes, et qu’en cela vous êtes leur pantin, leur clown, et parfois leur ombre, quand ils défilent en ribambelle dans les rues de la cité.

Mais revenons à ce vague souvenir, où les flûtes s’enchantaient, que le brouhaha de la soirée laissait peu à peu la nuit, femme rude et belle, devenir reine. Les lettres dans mon assiette je le vis se ressoudèrent, formant des mots que depuis ma plus tendre enfance j’avais appris à surprendre, bien que j’en ignorasse le sens. Le vermicelle de mon enfance, je l’avais avalé, pendant les leçons de grand-mère et l’alphabet de ma mère. Langues maternelles.

Aujourd’hui, je suis vieux. Ce ne sont pas les vermicelles ni le missel ni le coran ni l’évangile ni la torah (dans les lettrines du bouillon il n’y avait pas de majuscules), ce sont les mots, seulement les mots, qui m’aiment et auxquels je tente chaque jour de répandre le parfum, en leur criant : « encore ! ».

Dans ce monde qui pue la mort.

17 10 2020

AK

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