les babillages de Chinette, les coloriages de Chinou
La vieille, qui était veuve depuis plus de quarante ans, appela son arrière petit fils Julien. Le gamin poussa lentement la porte de la salle de bain. Il entendit l’ancêtre grommeler : « rentre, n’aies pas peur ! »
Le gosse entra et vit un spectacle qu’il ne reverrait que quatre vingts ans plus tard. Assise sur un tabouret en bois, la vieille soliloquait : « mon dieu, pardonne-moi ! Voici un demi-siècle que je ne me suis pas épilé le maillot, depuis mon dernier bain de mer avec Henri, mon unique amour, durant notre voyage de noce ! Ô pauvre de moi, pourquoi hier soir suis-je allée sur internet ? Comment ai-je fait pour séduire un autre vieux et retrouver ma joie de vivre, d’autant qu’il semble bien doté… »
Julien tressaillit. La vieille s’en aperçut : « …bien doté signifie qu’il possède une belle dot, un bon gros paquet de pognon, et non ce que tu penses, petit cornichon ! Allez, approche, j’ai besoin de toi pour m’épiler le menton. Tu trouveras les outils sur le bonheur du jour de ma chambre. »
Julien s’exécuta et revînt, muni d’un peigne, de ciseaux et d’une tondeuse à cheveux (il était trop jeune pour ramener celle à gazon).
Dans le spectacle qu’offrait la vieille femme, il y avait à la fois l’origine du monde et le crépuscule des dieux.
« -Allez, courage, petit, refabrique ton arrière grand-mère et refais la telle qu’elle était il y a soixante ans ! »
Le gamin ignorait tout du Passé et il se mit à couper les poils comme un jeune lion dans la savane. Finalement, il trouvait ça amusant, d’autant que les poils tailladés chatouillaient la peau usée de l’aïeule. Elle sautillait sur le tabouret, comme jadis elle tortillait ses hanches au bal du village. Julien sentit qu’elle était heureuse, au fur et à mesure que son menton se dévêtait du tissu noir de ses poils endeuillés. Cependant, ne trouvant pas la pince à épiler, il pensa que le rasoir ferait l’affaire. Mais il manquait d’habitude, tel un jeune mousse sur le pont d’un navire ignore l’art parfait du nettoyage au savon des lattes épaisses du bois maritime. Son travail n’était pas aisé. En effet, la vieille branche avait des grains de beauté épais datant du siècle dernier où les poils avaient poussé leur chanson en opérettes offenbachiennes, conquérant joues et contours des lèvres désormais ridées comme les mille feuilles de la bureaucratie.
Ainsi le rasoir que tenait fébrilement Julien ripa à plusieurs reprises et il dut aller chercher la bouteille d’eau de vie dans le placard de la cuisine pour cautériser les égratignures. Pour se redonner courage, il en avala quelques gorgées avant de retourner à la salle de bain où déjà la vieille peau s’admirait dans le face à main qu’elle maintenait d’une main ferme devant elle. « Tu fais du bon travail, mon Julien, je suis fière de toi ! »
Cela faisait maintenant une heure que l’épilation avait débuté, et que l’aïeule ne cessait de rajeunir sous les yeux embrumés par l’alcool de son petit fils. Il est bien connu que tout travail fatigue, bien que les enfants soient, dit-on, plus résistants à l’effort (surtout quand on leur promet une belle récompense en billets de vingt euros) que les adultes, qui sont en général de grands fainéants. Cependant, le gamin sentit sa main trembler lorsqu’il s’attaqua au cou de l’octogénaire. La gorge de l’ancêtre recelait d’innombrables plis dans lesquels une véritable jungle constituée de lianes et de morve moussue avait trouvé refuge. Julien but en cachette un nouveau gorgeon d’eau de vie pour se donner courage. Mais l’abus d’alcool lui donna des visions fulgurantes. Il vit soudain des singes, des ouistitis, se balançant gaiement d’un pli à l’autre de la vieille peau. Il se frotta les yeux. C’était des poux, tels qu’on en voit dans nos contrées civilisées, des bestioles qui aiment arpenter le crâne des enfants dans les écoles, qu’elles soient laïques ou confessionnelles. Devant le risque qu’un de ces insectes ne projeta quelques lentes sur son cuir chevelu, Julien demanda une rallonge, une prime de risque à l’arrière grand-mère. Celle-ci refusa net. Cette épilation allait finir par lui coûter un bras (celui qui avait porté tout au bout son alliance). Cependant, le travail de reconstruction n’étant pas achevé, elle abdiqua. Ça lui rappela les années 40 et la date anniversaire de sa naissance. Ces vieux n’ont rien d’autre à quoi penser songea Julien. Mais il fut crédité d’un nouveau billet de 50 euros, car l’inflation est galopante comme la propagation du terrorisme et des papous dans les têtes.
Vingt minutes plus tard, Julien paracheva son ouvrage. Le carrelage de la salle de bain était foisonnant de poils, de cheveux, en quantité suffisante pour lutter contre une marée noire. Julien comprit qu’au-delà du prix versé par la vieille, il pourrait, avec ces résidus, se faire une petite perruque (Vente clandestine d’objets appartenant à l’État ou à une grande administration. — Faire une perruque, vendre clandestinement des objets appartenant à une grande administration ) .
Ainsi balaya-t’il soigneusement le sol, plaçant poux et poils dans une poche bien hermétique, pendant que la vieille se contemplait devant la grande glace du séjour. Elle avait effectivement rajeuni de plusieurs décennies (comme quoi il en faut parfois peu), elle tenta quelques pas de danse, n’exagérons pas chérie, puis entama l’air de Manoëla (cf maître Péronilla, d’Offenbach), tu me casses les oreilles, chérie, mais à vrai dire l’octogénaire n’avait qu’une hâte : retourner devant son écran d’ordinateur, se brancher sur Skype, et séduire l’autre vieux bien doté, ce qui précisément servirait à payer Julien, qui l’attendait dans le vestibule, un rasoir à la main.
26 10 2020
AK
Beurk !
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😎😤🤓
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Quel joli petit conte cruel, pétillant comme une opérette d’Offenbach, illustre Karouge !
Bonne journée.
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