Souvenirs de la rue Jean Robert et du bon foufou de mamie

(Antoine Karouge ne raconte pas que des histoires tristes!)

J’ai glissé sur la bordure en béton du trottoir et suis tombé dans le caniveau. Putain de pluie ! C’est Maguy qui m’a aidé à me relever. Maguy, la prostituée qui tapine nuit et jour rue Jean Robert, dans le dix huitième arrondissement, où je crèche au cinquième étage sans ascenseur avec ma copine et le couple qui nous héberge sans contrepartie dans leur appart d’une quinzaine de mètres carrés, vingt à tout casser. Maguy loge au troisième, dans le même immeuble. On se connaît, on se retrouve souvent chez Mamie, une camerounaise qui tient un restaurant à l’effigie de « cuisine », au rez de chaussée. Trois tables amovibles, douze couverts, lieu étroit et chaleureux. Mieux vaut prévoir. Quand tu réserves, le matin à l’heure d’aller travailler, ou plus tard vers midi, Mamie est là et te demande qu’est-ce qui vous plairait de manger ? Elle donne deux ou trois noms de plats de son pays (Ndolé,Folong, Koki…), mais comme on aime Manu Dibango, on lui dit souvent : « fais-nous du poisson avec ton bon Foufou ! »

Maguy nous rejoint parfois, quand son mac traîne du côté de la Chapelle ou de la rue de Flandre. C’est une belle femme, qui masque ses rides et sa misère sous une abondance de rires et de bonne humeur. Parfois, dans l’escalier de l’immeuble, des bruits de bagarre remontent les escaliers. Mais Gilles, l’ami de Sophie, nos logeurs, a fait grimper bien avant que nous y venions, un piano droit. C’est un musicien, un type bien, plein d’empathie de bonne humeur et d’humour. Nous discutons des heures entières dans ce petit logement, et la voisine du sixième râle. Une vieille peau qui ne sort jamais de chez elle. Ou pendant notre absence, par peur de représailles illusoires. On est jeunes, on fait du bruit. Comme les trains de la gare du Nord sur laquelle donnent nos deux fenêtres, qui dérouillent leurs rails nuit et jour. Sourds à certains bruits, traumatisés par d’autres. Voisinage générationnel.

Vendredi dernier Mamie nous a préparé le poisson avec le bon Foufou, « je l’ai fait comme si Manu Papagroove venait pour le manger avec vous ! » Alors Gilles a fait un aller-retour dans l’escalier et est revenu avec sa guitare sèche. Pas de saxophone, la vieille du dessus serait devenue folle, les sons du piano suffisaient dans cet immeuble un peu pourave. Nous avons mangé, bu, et parlé comme si le monde allait changer dans cette étroite salle parfumée d’odeurs culinaires les plus exotiques. C’est alors que Maguy est arrivée, vers 22 heures. La rue Jean Robert était déserte, pas un chat qui miaule, pas un riverain qui gueule. Nous la regardâmes, surpris. Elle arborait un sourire éclatant, son maquillage avait dérapé, le rouge dégoulinait sur la commissure de ses lèvres et son rimmel dégringolait de ses yeux brillants d’étoiles : elle avait trouvé un gogo, oui, les amis, pas un gigolo, un vrai gogo ! Elle venait faire sa valise et me demanda de surveiller le taxi avant qu’il ne reparte. Avec ces négresses, on ne sait jamais si elles vont payer la course. Elle sera là dans cinq minutes. Vous voulez un peu de poisson avec le bon Foufou de Mamie, en attendant ? Non, je ne mange que des keftas.

Pendant ce temps, Maguy mit le strict nécessaire dans le genre de valise qu’une prostituée peut envelopper de son vécu : des lettres, un petit cadre avec la photo de sa mère, des culottes etc, et une trousse de maquillage et de parfums, ces parfums qui pensait-elle, menaient depuis le début sa vie, genre de gris-gris qui lui apportaient enfin le bonheur, le bonheur d’un gogo prêt à lâcher un bon paquet de fric pour une femme dont il s’était amouraché. Le chauffeur de taxi commença à s’impatienter. J’appelai Sophie, qui vint danser comme une sainte autour de la voiture : elle connaissait le chauffeur, il était turc. Elle l’avait connu à Levallois Perret, quand elle était standardiste dans ce vaste dépôt des taxis parisiens. Un type comme les autres chauffeurs, râleur, raciste, et ignorant la ligne la plus directe pour aller de A à B. Bref, l’essentiel était de le faire patienter, même si le compteur tournait.

Maguy redescendit. Elle s’engouffra dans le taxi et nous cria : « donnez le chat à la vieille, ça lui fera de la compagnie ! ». La bagnole démarra et elle disparut rue Doudeauville. Quand les trois nègres sont arrivés à la « cuisine », Mamie débarrassait les assiettes. Ils étaient barraqués, grands, mais pas menaçants. Ils lui demandèrent en camfranglais si elle savait où était Maguy. Elle répondit qu’elle n’en savait rien, mais qu’il restait un peu de bon Foufou, alors, ils n’avaient qu’à s’asseoir pour le goûter. Leurs regards se croisèrent. Ils se mirent à table. Gilles reprit sa guitare et Sophie dansa entre deux tables. Mamie chantait, entre la cuisine et le service, nous étions euphoriques. Pourtant, à 11h30, nous connaissions par cœur les horaires des trains de la gare du Nord, un bruit étrange dévala l’escalier. Nous restâmes pétrifiés. Les nègres portèrent leur main à la poche pour saisir leur lame. Le bruit augmenta comme bat le tambour à l’approche d’un chœur d’enfants sages. Une descente de flics ?

Et nous vîmes apparaître la vieille râleuse du sixième, tenant dans ses bras le minou de Maguy.

« Dites, vous n’auriez pas un peu de Foufou pour ce pauvre minet ? Et pour moi, tant qu’à faire ? »

10 11 2020

AK

Paroles de la chanson Un soir au village par Manu Dibangoofficiel

Une voix seleve au lointin
Invitant aux priere du soir!
Et la nuit setant sur le village
Les femmes bercent leurs enfants
Et les hommes allument leur pipes
Et la nuit setant sur le village
Oui oui et par un au claire de lune

Le tamtam resone
Wéhh envoutant nos coeurs et ames
Par sa melodie melodie

Le femmes bercent leurs enfants et les hommes allument leurs
pipes
Et la nuit setant sur le village
Un bon poisson aromatise avec le foufou
Et la nuit setant sur le village

Album : Afro-Soul Machine

7 commentaires sur “Souvenirs de la rue Jean Robert et du bon foufou de mamie

    • J’ai parcouru hier l’article relayé par miss Do : »Paraskevidékatriaphobie ». Il se trouve que mon père est né un vendredi 13 en 1914 et est décédé un vendredi 13, en 1974 (il n’a donc pas connu l’élection de Giscard d’Estaing, mais comme il était de gauche…). Ce qui devait être une fête (a priori) est devenu un deuil. Donc, pour l’instant, si la plume me titille aux abords de vendredi prochain, je privilégierai sans doute une historiette familiale, avec une pagaille de faits imaginaires. Tout dépendra du repas servi et des convives rassemblés autour de la table. L’écriture a ceci d’essentiel : on peut y poser mille coudes et y boire des norias de godets que le temps avale sans rien maudire et en chansons !
      Alors, on verra ! Santé, Alma !

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