Tumblewinds

je me suis précipité vers la porte d’entrée, suis sorti et ai sauté sur mon cheval. Un cheval à bascule que m’avait offert mon père. Mais j’ai eu beau gueuler GYDDAP GYDDAP le canasson piquait du nez, reculait, mais pour avancer : bernique. Du coup, j’ai appelé ma mère, qui étendait la lessive quelque part dans une autre réalité. Le vent fouettait le linge. Dans ce comté, les boules d’herbes sèches , les tumblewinds, traversent les routes et les jardins au risque de vous scarifier profondément la peau. Il se dit que les plus belles de ces boules courent dans le Saskatchewan, mais les plus magnifiques galopent dans le roman de Panaït Istrati (les chardons du Baragan). Et puis, pour allumer le poêle, et la cuisinière à bois, courir et saisir ces futurs brasiers ambulants relevait de la survie. Mais tant que mon cheval à bascule restait un jouet, je pouvais me sentir libre.

Quand mon père est arrivé ; son cheval se nommait Uroquois, il était à bout de souffle. Le soleil qui avait dardé ses rayons dans la plaine aride avait épuisé autant le cavalier que le cheval. Mais tout le bétail avait regagné ses appartements et les plus vieilles vaches remisé leurs cornes de cocus dans le vestibule du Grand Hôtel de Saskatoon. On leur demanderai s’ils voulaient un second oreiller.

Moi, j’étais toujours à cavalcader sur mon cheval à bascule. Mon père caressa rapidement mon menton, sa main était sèche et rude comme un timblewind, comme une claque qui jeta ma mère à terre. Je n’ai jamais compris quel fut leur langage réciproque et les mots, les gestes durs et secs, de mon père à son encontre. Ce n’est qu’en grandissant, alors que le couple vieillissait, qu’entre deux paroles, deux ou trois mots qu’ils échangeaient dans notre intimité familiale, que j’ai peu à peu reconstruit le puzzle de cette histoire, qui est aussi la mienne.

J’avais dix ans quand mon cheval à bascule fut remisé au grenier et qu’il me fallut grimper sur un vrai cheval, un pottok basque qui m’envoya brouter les herbes sauvages de ce pays plat et venteux. A chaque tentative, car il y en eut des dizaines, ma mère répétait à mon père : « ne crois-tu pas, chéri, qu’une trottinette serait un meilleur cadeau pour lui?

Mais mon père était bourru. Suffisamment pour qu’enfin je pose mes fesses sur quatre des cinq chevaux qu’il possédait, dominant les cinquante vaches et les deux indiens qui l’aidaient. Je me souviens encore de ces soirs d’été où nous mangions ensemble, entre de longs silences et les ordres donnés par mon père aux deux métayers. Le vent se contentait de balayer la plaine, et aucun d’entre nous ne le payait. L’hiver, la neige épaisse confinait le troupeau dans l’étable. A cette époque, j’ignorais que cela m’arriverait un jour. Vivre confiné, ce n’est pas mon métier, ni mon destin. Galoper aux confins de ma province, traverser la frontière lointaine, et surtout quitter ce pays plat et où ne roulent en travers de nos vies que ces putains de tumblewinds. Traverser un océan, qu’il soit Pacifique ou Atlantique, que m’importait. Déjà, ne serait-ce que voir l’eau s’écrasant sur une plage bon sang, que cela était bon. Rêve de gosse planté là, au milieu du Canada.

C’était un vingt novembre, je m’en souviens très bien. Le jour avait déjà pointé son museau de coyote et le soleil inondait les bois de la montagne de Cyprès de rousseurs automnales, tout au fond de la prairie. Un grand silence régnait à cette heure matinale,et seul le bruit mat des sabots des cinq chevaux sur le sable fibré étaient audibles. Comme chaque jour, dans la carrière, mon père faisait galoper les équidés, et je me réjouissais de les entendre, les naseaux fumants et la peau blanche de sueur, partager ce moment où je petit déjeunais à côté de ma mère, déjà en train de préparer le repas de midi ou de repasser. Combien de fois étais-je allé les voir courir, majestueux, juché sur la barrière en bois de l’enclos, certainement un nombre incalculable, jusqu’à ce que mon père me fasse signe d’aller me préparer pour l’école, le bus passant me cueillir vers huit heures du matin six jours sur sept.

Ce matin-là, j’entendis mon père hurler : « Regina, Regina, viens vite ! prends des pansements et de l’eau chaude ! Et dis à Luke (c’est moi) qu’il aille réveiller ces deux ivrognes d’indiens qui ont du écluser mes bouteilles de Bourbon cette nuit. Un drame est arrivé : Uroquois s’est cassé la patte, bordel ! »

Cinq minutes plus tard, nous étions tous sur le pont. Le cheval était impavide, ses naseaux fumaient à peine. Mon père lui posa une couverture cheyenne sur le corps, constata les blessures, et se mit doucement à pleurer. Puis il marmonna pour lui-même « inutile d’appeler un vétérinaire. Un tel cheval ne s’en remettra jamais. » Il se releva, se dirigea en titubant vers la maison. Une éternité passa. Nous restions là, pétrifiés, horrifiés par la gravité de l’instant. De la maison, mon père hurla : « Jéronimo, où est ma fiasque de Bourbon ? » L’indien lui indiqua où il l’avait cachée. Dix minutes plus tard, il ressortit, tenant à la main son fusil, une Winchester à canons superposés calibre 12. Arrivé à notre niveau, il nous ordonna de quitter les lieux, d’aller dans la cuisine écosser les haricots blancs, ou dans la buanderie, bref n’importe quel autre endroit que celui où nous nous trouvions réunis.

Deux détonations se répandirent dans la plaine, rendant ainsi un dernier hommage à la plus belle conquête de l’homme (après la femme). Une dizaine de tumbelwinds traversèrent la route poudreuse alors que le bus scolaire stoppait sur le bas-côté pour m’emmener. Le chauffeur comprit de suite le drame qui venait de se jouer. Il fit un signe de condescendance à mon père et repartit avec son lot de gosses scotchés aux vitres.

Mon père ne se remit jamais d’avoir perdu son cheval favori. Il devînt acariâtre et distant, giflant souvent ma mère et insultant les deux pauvres indiens à demi ivres (de fatigue). A quinze ans, j’avais compris le langage de mes parents, la brutalité de leurs rapports. Le puzzle était achevé. Comme on achève les chevaux dans ce pays de plaines céréalières et de tumbelwinds.

19 11 2020

AK

https://fr.wikipedia.org/wiki/Saskatchewan

7 commentaires sur “Tumblewinds

    • merci, c’est très gentil ! Sache que je suis parti d’un article dans le journal local (cf « uroquoi » en lien vert dans mon texte). Je ne sais pourquoi, j’ai été touché, alors que je suis très loin du monde des courses de chevaux (y compris quand ils sont petits et en plastique). J’ai souvent travaillé pour réaliser des pistes, des relevés de terrain, et quand on se pointe à 8h du mat sur le terrain en hiver et que les jockeys terminent l’entraînement des chevaux de course, c’est un moment unique. La beauté cavalière! Et puis, j’ai lu Cormac Mac Carthy, notamment « la trilogie des confins », qui ne peut laisser indifférent.
      Bonne soirée !

      Aimé par 1 personne

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