Belle jeunesse, tu es virée !

Nous étions là, sur un banc, Franck assis et moi allongé, la tête posée sur sa jambe. Nos sacs à dos posés sur le sol. Une brume épaisse masquait les contours et la proche rive du lac de Constance ; le matin était frais, l’air pur et un silence étrange régnait sur notre fatigue. De quelle nuit sortions-nous, je l’ai oubliée. Mais le sifflotement gai et tranquille d’un homme, puis quelques secondes plus tard, l’émergence d’un petit rafiot à voile perçant le brouillard lacustre, rendit cette vision inoubliable : un homme heureux revenant de la pêche en sifflotant. La vie est pleine de ces petits moments d’exception, comme parfois la photographie en capte, saisit la vie parce que l’on est là, à cet instant précis. Comme ce petit matin des vacances de Pâques, quand Franck et moi, pensionnaires au lycée, avions décidé de voyager durant les deux semaines de vacances que la scolarité nous offrait. On avait du trafiquer les autorisations parentales comme actuellement les dérogations de sortie nécessaires pour mettre le nez dehors, mais nous étions comme tous les grands ados, rusés et experts pour sauter les barrières et les enclos lycéens.

Nous avons dormi gare Matabiau, puis gare de Vintimille, plus tard à celle de Santa Lucia, à Venise, plus tard encore à la gare de Munich. Mais ces lieux en entrecroisaient d’autres, chaleureux, aimables, nourrissants aussi. Nuits passées à la belle étoile ou dans des lits confortables, rencontres inespérées après des heures passées au bord des routes à lever le pouce, ce like désormais incrusté dans le marbre immobile d’internet.

Comment raconter ces moments de liberté sans trahir la réalité du temps qui nous en sépare, que dire des quatre fois où j’ai traversé et dormi à Innsbrück : il pleuvait. Quelle importance ? Nous fûmes là, Franck assis et moi allongé, la tête posée sur sa jambe. Un pêcheur sifflotait sur le lac de Constance et le brouillard se dissiperait, mais nous ne verrions que la petite voile blanche longer le rivage. La poésie écrivait toute seule. Simplement. Nous étions loin de nos chambres à six, loin des routines et des études, nous étions perdus dans un monde qui s’ouvrait et jamais ne nous fermerait ses portes. Lac de Constance.

Puis nous avons ramassé nos sacs et repris la route sans trajectoire précise. Innsbrück, Munich, Strasbourg, Lyon, Toulouse, je ne sais plus, mais au matin de la rentrée scolaire, nous avions réintégré nos lits, attestations faussement signées.

Deux ou trois ans plus tard, je suis parti passer deux mois (avec mon frère) à Saint Gallen, de l’autre côté du lac. Il y avait de la neige. Il faisait un froid de canard, mais l’eau de la piscine couverte était tiède. C’est impressionnant de voir le manteau de neige à l’extérieur quand vous vous baignez bien au chaud. Puis, au retour, un petit train à crémaillère nous a déposé en haut de la colline. Nous habitions une petite maison partagée, et sommes descendus en ski pour la rejoindre. Mais c’est une autre histoire. Une histoire qui se vit d’abord et s’écrit ou pas plus tard.

21 11 2020

AK

6 commentaires sur “Belle jeunesse, tu es virée !

  1. Ah oui, bouger immobile ! Un peu comme ces insectes que les collectionneurs épinglent sur un liège jusqu’à ce que mort s’ensuive ! Nous c’est jusqu’à ce qu’amélioration s’ensuive, mais c’est long aussi. Très beau texte sur le temps passé à le vivre comme il vient !

    Aimé par 1 personne

    • Hier, j’ai pensé qu’il était difficile de déroger à la loi et de prendre le large (bon, c’est vrai que sur le lac de Constance je ne serais pas allé loin!), pas plus que sur le Léman d’ailleurs… D’où m’est venue cette phrase : « quand ce n’est pas obligatoire c’est que c’est interdit ». Grrr! alors patience, patience…

      J’aime

Votre commentaire

Choisissez une méthode de connexion pour poster votre commentaire:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

%d blogueurs aiment cette page :