Les 3 maris de Rosa Beauregard (épisode 3)

Une interview réalisée par John Carpenter

Récit concernant mon deuxième mari : Rodolphe.

J’ai rencontré Rodolphe en automne. Il était perché en haut d’un châtaigner et ne se distinguait pas des feuilles hautes qui ornaient les plumes indiennes de cet arbre centenaire. Je compris vite que mon erreur était purement visuelle : Rodolphe était nu, haut perché, sa peau cuivrée masquait la rousseur de ses cheveux longs, sales et sa barbe ressemblait à ce conte parodique  »Jack et le haricot magique ». Excusez-moi, John, je n’ai pas fait la transition entre Pierre-Jean et Rodolphe. Pierre-Jean m’avait laissée ses dettes de jeux, et je m’enfuis alors vers l’Europe, avec armes (mes formes d’alors, dont vous pouvez constater la ferme élégance, monsieur Carpenter, mais pour l’heure contentez-vous de mon peignoir doux et fin comme un geignement de canut lyonnais quand il tire la langue, ou plutôt la tisse) et pour seul bagage ma jeunesse. Je venais d’avoir trente ans. C’est un temps bien lointain, n’est-ce pas. Mon Sherry est-il encore spiritueux, John ? Vous êtes plus spirituelle, Rosa, et votre peignoir est plus tendre qu’un pyjama en pilou. Mais, s’il vous plaît, revenons-en aux faits.

Rodolphe, avec toute la sérénité qui m’anime, aurait pu être cette comète de Halley que les tapissiers d’Aubusson du onzième siècle ont brodé sur leurs immenses tentures. Un homme qui passait par là, tranquille, à promener son étoile filante après le couvre-feu. Mais non. Chaque soir il remontait sa corde à nœuds dans la canopée où les moustiques médiatiques ne pouvaient l’atteindre. Pour ma part, récemment propulsée dans le cul fortifié de Lutèce, je passais quelques jours dans la ville lumière, sous une tente qui n’était pas addicte aux jeux, ni au hasard qui fait toujours bien les choses. Rue du 4 septembre, à six heures trente du matin, je récupérais le journal fraîchement sorti des rotatives. Une annonce m’attira :

« Recherche une canadienne à dents de castor pour travail forestier en vallée de Chevreuse ». Bien entendu, je n’avais aucune qualification pour ce genre de travail, mais je fus choisie, après trois pipes et quatre fellations au directeur de la Protection des Animaux aux Dents Limées (la PADL). Bref, j’avais un job !

C’est là que je fis la connaissance de Rodolphe, comme vous pouvez vous en douter (sauf les complotistes, qui croient que j’ai eu ce poste à la place de leur gamin, qui cultive les haricots magiques dans de petits pots, confinés au sein de leur cuisine bourgeoise).

Ah, John ! (et ses yeux se plissèrent alors que son sourire laissait sur le pont-levis de sa lèvre supérieure apparaître des dents aussi blanches que les amants qu’elle avait du occire par ses fougueux baisers. Je vidais mon verre de Sherry à la hâte pour ne pas tomber dans son jeu. Elle me resservit et continua son récit. Puis, soudain, elle interrompit sa phrase. Voulez-vous prendre un bain chaud avant de poursuivre notre conversation ? Non. C’est dommage, mais je ferai avec ; où en étais-je donc ? Ah oui, Rodolphe ! Quand il entendit le bruit de la tronçonneuse dont on m’apprenait le maniement, il balança sa corde à nœuds vers le sol. C’est alors que je tombai amoureuse. Parmi tous ces bouts de ficelles, un seul m’émerveilla, qui n’était pas relié au chanvre de la corde, mais aux accords d’une chambre à coucher, fusse dehors. Il avait des roupettes de la couleur des écureuils, et je sentis alors que mes maigres économies prendraient très vite la taille de ses noisettes.

Ce fut ma deuxième erreur. Pierre-Jean m’avait dérobé ce que je possédais, avec ma tante et les jeux de hasard, et Rodolphe fatalement succomba en bizarres circonstances, opposées pourtant à celles que j’avais vécues avec Pierre-Jean, lors de son dérapage malencontreux à la sortie du Drugstore. J’ignore pourquoi, il avait une peur bleue de tout ce qui est matériel électrique, et la tronçonneuse l’avait très certainement traumatisé, ce qui se comprend. Mais cette manie de dormir avec son poste radio sous le lit, de le traîner partout pour écouter des émissions à la noix finit par devenir pour moi intolérable. Au bout de quelques mois, je lui intimais l’ordre de laisser ce fichu poste dans la salle de bain, endroit où il allait rarement, environ une fois par quinzaine. Il s’exécuta sans mot dire, mais son ressentiment à mon égard grandit un peu plus chaque jour. Jusqu’à ce jour fatal…

Cependant, John, je ne vous sens pas très à l’aise alors que notre discussion perdure. Voulez-vous que je vous fasse couler un bon bain et que nous poursuivions ensuite ? Mon troisième mari n’a pas été évoqué lors de cette entrevue . Patience et longueur de temps .Vous trouverez un pyjama dans le placard de la salle de bain. L’un d’eux sera certainement à votre taille. Je vois que la bouteille de Sherry est encore à demi pleine. Je vous attends. Tiens, la pluie s’est remise à tomber drue dehors. Elle claque sur les vitres. Vous m’entendez, John ? Il pleut à verse, quelles saisons vivons-nous donc ?

Désolé, miss Rosa Beauregard, je vous entends à peine ! La douche fait un sale bruit de gouttière, votre robinetterie doit être défectueuse !

Mais non, John, rassurez-vous, Rodolphe y a roussi ses poils à cent degrés, et je le reconnais, sans huile de friture. De l’eau courante mélangée à du 220 volts, quand le poste radio tomba de la tablette en verre au-dessus de la baignoire, c’est tout. Mais pour un rouquin, c’est fatidiquement carton rouge (soit l’équivalent de 12 bouteilles de Saint Amour). Dieu ait son âme. Mais bon, John Carpenter, où est passé votre paquet de Craven A ? Les Break Sisters sont à mes trousses, et vous savez très bien ce qu’elles recherchent : la véritable identité de mon troisième mari, celui-là même que j’ai enterré récemment.

J’ai demandé un peignoir en pilou pilou à Rosa en sortant de la douche. Ce devait être celui de Pierre-Jean car il me tombait aux chevilles et j’en ai perçu les courants d’air qui l’avaient vu atterrir sur le Potomac, à Washington DC. Il te va bien, m’a dit Rosa. Ce tutoiement m’a surpris, mais pas choqué. J’ai songé que ce n’était peut-être pas un rapprochement, juste un stratagème pour envisager mon proche trépas. Mais je suis journaliste, et de telles situations, j’en ai connu de par le monde. J’ai demandé, d’une voix posée : alors, parle moi de ton troisième époux, cela fait deux jours que je passe ici et qu’on ne couche toujours pas ensemble, merde, on s’ennuie !

17 12 2020

AK

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