un mauvais souvenir d’enfance

(suite à l’article de John Ibonoco : https://ibonoco.com/2021/01/19/school-harassment/). Qu’il en soit ici remercié !

Gamin, je n’avais pas la force de lutter, vieux je n’en ai plus la capacité. C’est désormais si loin qu’une grande part de mémoire m’a irrémédiablement quittée : j’avais dix ans, élève de CM2. Un mètre quarante sous la toise (?), mais cela aussi je l’ai oublié. Tout ce dont je me souviens c’est que je n’étais pas le plus grand, le plus musclé de la classe, et qu’au grimper à la corde lisse sous le préau j’étais l’un des derniers à y parvenir… Alors, quand nous quittions l’école, deux ou trois costauds qui avaient adoubé leur chef, un grand couillon balourd d’un mètre soixante dix (c’est dire!), entraînaient la troupe de sept ou huit gamins dans un parcours dérivé, un chemin qui ne prenait pas deux minutes supplémentaires sur le trajet de chacun à retourner chez lui. Mais nous devions faire une halte. Une pause, une opération dont notre conscience de fils de petits paysans et d’ouvriers, n’avions pas vraiment conscience. Un rituel de campagnards idiots ( la télévision n’existait que très rarement dans les foyers, l’imbécillité collective était donc moins répandue, la naturelle avait encore pignon sur rue).

Ce petit bourg avait pour bâtiment historique une vieille tour et un semblant de rempart en ruine, au pied duquel régnait une pissotière, avec son muret recouvert de pisse et de mousse puante. C’est là que les bourreaux œuvraient, plusieurs soirs par semaine. Sans procès ils condamnaient et torturaient chacun leur tour trois gamins plus petits, plus fragiles, les déculottant, les maculant d’excréments, riant, les injuriant, les traitant de ce que qu’ils étaient : pauvres et puants, gamins tombés dans ce guet-apens ou entraînés de force, kidnappés sur leur chemin habituel, qui différait du nôtre, comme on peut s’en douter.

A l’école, ils étaient placés au fond de la classe. Ils puaient, c’est vrai, par manque d’hygiène, ou d’absence d’aide sociale (existait-elle?). Ce qu ‘étaient leurs parents, nous n’en savions rien et personne ne s’en souciait. Une famille nombreuse dans une masure, vivant dans une impasse contigüe à un vaste jardin clôturé de murs, à une cinquantaine de mètres de l’appartement que mon père louait pour loger notre famille de cinq enfants, et quand il parlait (exceptionnellement) de cette famille, je me souviens qu’il disait « la famille C. celle qui pue des pieds ? » . Il s’en fichait ; il suffit de ne pas regarder…

Elle avait mon âge, je ne sais si c’était la plus grande, mais elle avait des yeux en amande magnifiques, d’un bleu méditerranéen, un regard qui ne s’oublie pas. Comme plus tard j’en ai rencontré sur les décharges, avec des gamins d’une beauté angélique, qui vous respectaient quand vous versiez vos bennes remplies de matériaux de démolition, gais, enthousiastes et rieurs, tout le contraire de leur quotidien. Mais la règle, qu’elle soit dans les quartiers des métropoles ou des sorties d’école dans la campagne restait la même : tu es avec nous ou tu es contre nous ? Ces pauvres gosses en étaient exclus d’office, bien que leur patronyme soit local et très répandu dans le canton et au-delà.

Il était donc interdit d’en parler à nos parents, imaginez un peu que le père aille faire un esclandre auprès du directeur, que celui-ci sermonne la classe. Après, quand les adultes sont partis, on cherche le coupable de la délation, le traître . Et dans les pissotières on t’attache à ton tour, on baisse ton short, on te menace de te couper le zizi avec un canif, et comme tu as dix ans, tu fais gaffe à la récré. Mais la violence ne va pas au-delà, juste les menaces, ton père est respecté dans le bourg, pas comme ces miséreux qui, comme le font sentir en refusant de les recevoir, les nonnes de l’école privée. Pas chrétiens, ces oiseaux-là, trop désargentée leur famille. Laissons-les chez Jules Ferry et sur les bancs au fond de l’église quand ils viennent à la messe. L’encens purifie un peu leurs miasmes.

Mais en fait, qu’importe tout cela. Ce qui comptait, c’était la torture que subissaient ces gosses dans les latrines infectes, dont nous étions pour certains pas même témoins, juste des gamins tremblants qu’un de ces abrutis plus âgés que nous un jour nous désignât en victime, quand cesserait le jeu d’avec les petits. La cruauté cherche toujours à s’affranchir de ses limites, elle emplit les esprits qu’elle vide de tout sens moral, l’empathie des hommes devient l’âme ultime de l’arme : le crime., l’argument destructeur que génèrent les cris de la victime, qui rend le bourreau maître d’un monde cauchemardesque, quelle qu’en soit l’échelle. Alors, quand plus de cinquante ans plus tard, on voit des enfants soldats, des gosses qui décapitent d’autres gosses devant les caméras propagandistes, on ne se console pas de les savoir drogués, comme on ne peut plus oublier certains souvenirs d’enfance, dans un pays en paix.

22 01 2021

AK

3 commentaires sur “un mauvais souvenir d’enfance

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