les babillages de Chinette, les coloriages de Chinou
Hier soir dans un tiroir j’ai retrouvé ta lettre de rupture, la dernière, celle qui posait sur notre histoire un point final définitif. Comme je m’ennuyais, je l’ai relue. Je pensais y trouver un paradis perdu à jamais, puisque c’est toi qui est partie. Et je ne sais pourquoi j’ai ri. Mais d’un rire presque acrobatique, jouissif comme un double salto de trapézistes au-dessus d’une piste de cirque. Tout ce que tu avais écrit était vrai, mais entre les lignes j’ai découvert ce que tu disais vraiment, le fameux message écrit entre les lignes que du temps de l’ours soviétique il fallait décrypter dans les Izvestia. Certes, nous avions fait l’amour dans le transsibérien, pendant que la babouchka versait le thé brûlant de son samovar à l’autre bout du wagon, et que ronflaient quatre russes dans le compartiment d’à-côté. Jongler avec les temps morts du train qui roulait, inexorablement, vers l’autre bout du monde. Steppe, toundra, neige floconnante, lac Baîkal, Khabarovsk, et moi, grand nigaud, qui jouais aux échecs avec un gamin qui tuait mon roi à chaque partie, pour passer le temps, les quatorze jours et nuits du voyage sans escales, juste des arrêts dans chaque gare où de vieilles femmes proposaient aux voyageurs de la soupe en bocal, des friandises aux gamins qui pouvaient les payer.
C’est pourtant dans ce train que tu as rédigé cette lettre, dont hier soir l’encre était toujours lisible sur le papier moisi. Pourquoi l’as-tu gardée sur toi, pendant ces cinq ans qui désormais ont absous tous nos problèmes ? Peut-être parce que la vengeance est un plat qui se mange froid, un froid sibérien qui conserve dans la glace des gestes un souvenir brûlant. Mais il m’a fallu lire plusieurs fois ta lettre pour enfin comprendre ce que tes mots cachaient. Car c’est là que ma mémoire s’est soudain réveillée. J’ai revécu ce trajet interminable et monotone en parcourant ton écriture parfaite, sans faute d’orthographe, fluide, sans rature, respectant les pleins et les déliés. Une écriture enfantine qui cachait une femme pleine de cette jeunesse qui te rendait désirable auprès des hommes.
Tu évoquais la babouchka, ses grosses fesses et sa poitrine généreuse, qui trimballait son chariot sur lequel brillait le samovar. Elle prenait tout le couloir et servait, à qui en voulait, un thé âpre mais calorifique. Tu la comparais à ces femmes d’Italie du Sud, pleines de charme dans leur jeunesse mais qui une fois mariées et engrossées plusieurs fois devenaient des mamas grasses qui se vêtaient de noir et n’avaient plus pour chemin de promenade que celui des églises ou des cimetières. Les babouchkas avaient, elles, des uniformes kakis et, sans doute, une arme dans leur tenue, cal ée entre leurs gros seins, des fois que quelques Navalniens brigandent le wagon en criant ô mon bello poutinot, tchic tchak, rend au peuple sa liberté, cosaque !…
Maintenant me revient l’image fulgurante de ce jeune homme russe que nous croisions au wagon restaurant. J’ai oublié son prénom, disons Alexéi. Il parlait un peu anglais, comme nous, et s’était assis à côté de toi, à la table où l’on pouvait dîner à quatre convives, en se serrant un peu les coudes. Je me rappelle qu’il m’avait demandé en anglais you want play chess with me ? Offre à laquelle j’avais répondu non, le gamin du wagon me suffisait amplement pour m’humilier à chaque partie. Alexéi avait sensiblement notre âge. Le train roulait jour et nuit, s’arrêtant à chaque gare locale ou importante qu’il desservait, quelle que soit l’heure. Sur le quai, toujours des femmes âgées avec leurs pots, leurs légumes et laitages. La vie était rude et les aiguilles dans ces vies-là n’avaient plus d’horloge depuis longtemps.
Depuis cette rencontre, curieusement, Alexéi me parut fréquenter assidûment le couloir de notre wagon, situé à l’arrière du train, à trois verstes du bar-restaurant . Il s’écartait au passage de la babouchka, puis baissait un montant de fenêtre, faisant s’engouffrer un air glacial. Il fumait une pipe dont l’odeur se répandait autant à l’extérieur que dans les compartiments, dont le nôtre. Un parfum de voyage dans la grande Russie encore communiste , l’URSS. Nous fumions des cigarettes aux filtres s’allongeant jusqu’à la moitié des cigarettes de tabac brun. Je ne faisais pas attention à son manège, tout en discrétion. A vrai dire, je le considérais comme un fantôme dans ce train, parmi d’autres fantômes : familles, militaires, ouvriers, bourgeois déclassés cheminant vers je ne sais quel destin auquel nous n’appartenions pas, toi et moi.
Son visage m’est revenu, à la lecture de ta lettre. Il avait un nez long et très fin, des pommettes saillantes, une barbe de quelques jours, encore juvénile pour un homme de son âge, et ses yeux bleus transperçaient involontairement votre regard, comme deux corbeaux twitterisés dans ces steppes arides troueraient un crâne pour s’y nourrir de cervelle occidentale, pour y puiser un espoir dont nous sommes incapables d’en comprendre l’intérêt vital. Il fumait une vieille pipe au foyer en écume, couleur d’ivoire, et quand il en expulsait la fumée ses pommettes souriaient et sa poitrine s’adoucissait. Était-il alors fantôme ou ange ? Qu’en savions-nous, nous étions de passage dans ce vaste pays, ne comprenant ni la langue ni le silence de celles et ceux qui voyageaient avec nous, mencheviks et bolcheviks, qui ne parlaient que le russe, si par inconscience, ils adressaient la parole à un étranger.
J’avais encore perdu une partie d’échecs avec le gosse lorsqu’Alexéi entra dans le compartiment. La babouchka de service était loin, ses yeux surveillaient d’autres passagers qui étaient montés récemment dans le train, à Omsk. Il s’excusa de son intrusion dans notre compartiment, mais semblait assez décontenancé. Dans notre globish réciproque, il voulait nous raconter une étrange histoire. Nous lui laissâmes la parole. Il avait un frère, Oleg, et toute leur histoire est relatée ici. C’est une histoire invraisemblable, et nous avons eu du mal à la croire. Pourtant, l’Histoire russe nous a depuis longtemps conviée à de telles saloperies, car le terme est tristement vrai (entre le goulag et le petit père du peuple, l’élimination des opposants, la répression, l’oligarchie qui mène grande vie ici, là et là-bas, liste non exhaustive).
Mais qu’y pouvions-nous, jeunes occidentaux traversant ce vaste pays ?
Je sais, dit Alexéi, mais si vous pouviez prendre dans vos sacs à dos ce petit samizdat, vous me rendriez un grand service. A Khabarosk, vous franchirez le fleuve Amour (l’Amour est une région bien intéressante, disait A. Tchekhov) vous prendrez un autre train, avec des japonais, des cadres importants, des représentants en machines à fabriquer le nouveau monde, d’autres accrédités en boissons import export. A Nakhodka, un paquebot vous attendra et vous filerez vers le Japon. Vous savez cela. Moi, je quitterai le train à la prochaine escale. La prison m’attend. Je ne suis qu’un homme. Alors, s’il vous plaît !
Il s’est levé, a disparu dans le couloir. Dans ta lettre que je relis ce soir, où il faut décrypter entre les phrases un appel au secours, j’ai compris. J’ai compris qu’avec ce jeune homme un sentiment de liberté t’animait toi aussi.
Un sentiment de liberté dont il était privé, comme un fantôme dans le transsibérien, comme un ange dans la fumée d’une pipe qui se propage dans la toundra, entre les bouleaux et le vent sibérien, que les loups pourchassent pour mieux nous dévorer.
Ce soir, je ris, comme un acrobate, un trapéziste se balançant au-dessus d’une piste de cirque. Ce samizdat qu’Alexéi avait glissé dans la poche de mon sac à dos était en fait ta lettre de rupture.
07 02 2021
AK
Ping : Un long confinement pour une brève rencontre – #Sm #Bdsm #Candaulisme
Tu as donc voyagé dans le Transsibérien jusqu’à Vladivostok, ou t’es-tu arrêté au lac Baïkal ? C’est un voyage que j’avais préparé il y a… et qu’au final je n’ai jamais fait, j’ai eu peur de m’ennuyer pendant 15 jours ds un train.
Chouette récit !
J’aimeAimé par 1 personne
En effet, je l’ai pris (avec la mère de mes deux enfants, mais bien avant leur naissance!) en 1977. Autant dire que ça ne date pas d’hier, c’était encore l’URSS…Il n’y avait pas de liaison vers Oulan Bator et la Chine à l’époque, où j’aurais voulu me rendre. Certes, le voyage était long et assez monotone, mais la magie naît toujours avec les gens, les paysages, le climat qu’offre toute découverte d’un pays (y compris ceux où l’on n’aimerait pas vivre). Notre billet était un aller simple jusqu’au Japon, Ce n’était pas cher du tout (Paris-Yokohama) je dirais de mémoire l’équivalent de 200 euros/personne je crois (mais j’ai oublié combien en francs!). Mais si nous voulions faire un court séjour en chemin, chaque halte coûtait la peau des fesses (50 euros/jour chacun?). Et nous partions à l’aventure avec de petites économies et de grands rêves (à cause de ce sacré Blaise Cendrars).
Ne crains jamais de t’ennuyer quand tu voyages, que ce soit par différents modes de transport, sauf l’avion, où tu débarques sans rien avoir « réellement » traversé entre le départ et l’arrivée. Le chemin fait partie du voyage, je pense!
Bonne soirée miss Do!
J’aimeAimé par 1 personne
Le train ennuie profondément…
J’aimeJ’aime
NB : Vladivostok est une zone militaire interdite bien sûr aux étrangers. Pour quitter le pays, il faut prendre le bateau à Nakhodka.
J’aimeAimé par 1 personne
Mon projets c’était tout début des années 80. On aurait presque pu se retrouver à Pékin ! 😀 ça sera dans une autre vie ! Mais je me souviens que le prix du retour depuis Pékin était assez onéreux et avec des stops.
J’aimeJ’aime
La garce n’est-il pas 😉
Le beau russe n’est pas l’ange que l’on croit, malgré tout assez semblable à celui qu’il combat et le parfumeur français non plus sous ses airs bon écolo respectueux de la nature. Quel monde!
J’aimeAimé par 1 personne
Exact ! le beau russe n’est pas un ange, mais si tu lis le lien (« leur histoire est relatée ici ») tu te rends compte que Poutinot (et sa bande d’oligarques) fait ce qu’il veut, condamne tranquilou et récupère ses billes en permanence (cf Gazprom, et là, c’est une boîte proche du pouvoir qui a récupéré l’enseigne Y. Rocher, Je ne retrouve pas la chronique sur France Inter du 5/02 (à la fin des infos du « 13-14 ») pour étayer mes dires à ce sujet. C’est dommage.
A lire ou écouter (dans la même catégorie) :
https://www.franceinter.fr/emissions/le-vif-de-l-histoire/le-vif-de-l-histoire-03-fevrier-2021
Bon dimanche Almacinto!
J’aimeAimé par 2 personnes
Parfait le pseudo, ça me projette sur des hauteurs que je ne pensais pas atteindre 😉
J’aimeAimé par 1 personne
Prenant, ce voyage dans le transsibérien, jusqu’à la chute finale, illustre Karouge.
(et une chute, ça peut provoquer une rupture, bien sûr)
Bon dimanche.
J’aimeAimé par 1 personne
(et une chute, ça peut provoquer une rupture, bien sûr)
Une chute de reins bien dessinée peut aussi changer le destin, et entraîner le désir vers d’autres aventures…
Attention, une chute peut aussi casser…la voix ! Sois prudent !
Bon dimanche, Maëstro !
J’aimeAimé par 1 personne