Mourir dans un fauteuil, quel cinéma papi !

Il venait d’acheter un fauteuil assez confortable, et quand il me fit asseoir sur la banquette en bois, une vieille pièce de chêne ouvragée qui, disait-il avec malice, provenait de l’arbre où d’Artagnan attachait jadis son cheval, ce qui, avant que ma femme ne parte avec un autre étalon, me faisait sourire, je compris que désormais je n’avais plus en face de moi un vieil ami, mais un vieil homme. Certes, son visage éprouvé par l’existence, les rides qui s’émancipaient du front pour flétrir le sourire, les joues qui amassaient sur son visage des rondeurs enfantines, tout ce que la vieillesse devient plus vite que ce que la jeunesse sans futur aucun exclut par principe immédiat s’offrirent à mes yeux voyous, car le fauteuil présentait plus d’attraits que ce faciès de vieillard assis, face à moi, qui le devenais aussi.

Il avait grossi, devenait énorme. Je me souviens d’une phrase qu’il m’avait dite, à laquelle je n’avais prêté aucune attention particulière : « – quand l’imaginaire ne remplit pas ta pensée, tu grossis comme un sac de patates, parce que les patates sont prêtes à tous les sacrifices, pas la pensée ». La pièce sentait le tabac. Son sourire goguenard me toisait du coin de l’œil, cet œil noir qui validait bien des précipices, et une longue série de maîtresses évanouies dans le néant de sa vie. Il voulait me voir. Pourquoi, je l’ignorais. Voulait-il donner un corps à la vision de sa solitude, comme d’autres s’offrent le reflet des verres vides à la leur, je ne sais, mais c’est le fauteuil, assez confortable, qui attira mon attention, pas l’homme affalé dedans.

Nous échangeâmes des regards furtifs, quelques mots coutumiers, des souvenirs tournés depuis vers leurs futurs et devenus, à leur tour, Passé. Le monde du travail et l’horizon des barbelés qui couchaient sur la mer un soleil éteint, mais si chaud en journée. Nous parlâmes sans enrôler nos âmes et pourtant, chaque mot couvrait la planète d’un fin tissu de soie, de parcours gigantesques cheminés à petits pas, de lettres d’Orient acheminées à la poste restante de Londres, de tuyaux parcheminés de télégrammes à Paname, de cheminées en hauts fourneaux éteints, nous parlions de nous taire simplement nous souvenir.

Il s’assoupit. Lâcha un pet, puis : « j’aimerais être un chat de gouttière, plutôt qu’ à présent un homme d’hier. Tu vois, je voudrais être au final une petite cuillère, un verre d’absinthe, qui raconterait la soif de vivre, le goût vert de l’eau, plutôt que de vivre le petit doigt en l’air, en disant à mes visiteurs, c’est beau, n’est-ce pas ? J’aimerais, je ne peux pas ».

Les hommes sont compliqués, mais quand ils vont mourir, tout s’éclaircit. Trahisons, amours, ambitions, craintes de mourir anéanties, sans traces, illusions des mémoires scellées sur des tombeaux de marbre, de pierre, oubli de l’homme, pogrom, disparition. Enfer. Il me dit : « tu es jeune, encore, as-tu enfin trouvé une femme, qui s’occupe de toi? »

Je lui réponds:  » oui, une femme, j’en ai trouvé une. »

Mais je ne lui dis pas que c’est elle que j’ai vue, dans le fauteuil assez confortable. Non, je ne le lui dis pas. Cependant, ces rondeurs grassouillettes que sa position impose excite un désir en moi que j’ignorais jusqu’alors. Rondouillard, enfiévré, son corps mollement exposé m’attire. Mon idée chemine, perverse : m’a-t-il invité par simple courtoisie ou, par abjection? Se sent-il renégat d’un monde duquel il s’absente ou, par allégorie, souhaite-t-il que de son fauteuil étant un amour étrange mais bien réel surgisse ? Est-il vieux sous les combles ou jeune sous la petite mort qui l’attendrait sans ne jamais l’atteindre, par un assaut viril et fugace de ma part. Les deux, mon général. Il me tend sa main droite, tremblante, une peau de lézard mal réchauffée au soleil, une peau qui a envie de fuir son terremoto sensoriel, une peau sèche. Je la saisis. La pose sur mon sexe. Mon sexe est plus froid qu’un fauteuil confortable dans un salon où je ne peux survivre sans femme. Dans sa main cependant ma pine grossit, car il faut au vieillard un souvenir de vie, un espace légué à la concupiscence de ce qui a été et sera pour les autres, un acte de générosité, pour qui ne sait quoi.

Il commence à me branler, s’endort. Je baisse les yeux : tout est mort. Son bras, ses doigts, mon sexe. Seul un sourire, sur son visage. Les ridules ont disparu, les cernes et tous ces scolopendres qui pourrissent dans l’ombre pour mieux ressurgir à l’automne, tout a disparu dans le sommeil. Et le fauteuil est là. Nu, mauvais, méchant. Noli me tangere. Tous les parfums du monde soudain s’y sont attroupés, odeur de saucisson, de deuil, d’encens miséricordieux. Le fauteuil où une femme lèvera ses deux jambes graciles, son cul chantant, au grand dam de d’Artagnan, avec son chêne multicentenaire, qui ferrera son cheval, sans penser à mon père, qui est bien plus vieux que le fauteuil dans lequel il ne s’est jamais assis.

AK Pô

06 06 12

8 commentaires sur “Mourir dans un fauteuil, quel cinéma papi !

  1. « Quand l’imaginaire ne remplit pas ta pensée, tu grossis comme un sac de patates, parce que les patates sont prêtes à tous les sacrifices, pas la pensée ». Je la retiendrai (ou pas) celle là !
    Sinon, une petite mort pour une mort petite, c’est peut-être bien de mourir ainsi.
    Bonne soirée, illustre Karouge.

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