Suzanne et l’écho vide

Elle avait peur, Suzanne, peur que le grand Migou la prenne par la main et l’entraîne là-bas, sur les hauts plateaux de l’Himalaya. Parfois, c’était Youssef qui l’embarquait sur son âne au milieu de l’Anatolie pour la marier au bled, ou encore Moïse, l’invitant à traverser la mer Rouge jusqu’en Égypte. Pourtant, son rêve le plus doux, c’était avec Noah, son arche et ses animaux tous bien élevés, bichonnés à souhait, sauf une colombe rebelle qui s’était envolée au su et au vu de tous, sur les flots immenses qui recouvraient la terre entière.

Ce qui rassurait Suzanne, c’était la toison du mouton qu’elle caressait le soir, et aussi ce jeune veau qui venait la lécher avec sa grande langue, il était beau et brillait comme l’or dans la nuit des étoiles, quand le ciel se dégageait durant ce long voyage pluvieux. Quarante jours, quarante nuits, sans compter les confinements en chambre d’hôtel dus au Coronavirus et ses innombrables variants. Les dix plaies d’Egypte, le mont Ararat avec ses tables algorithmiques brisées sur l’orientation maritime de l’arche de Noah, le réchauffement climatique sur la promesse du grand Migou d’offrir à Suzanne une glace népalaise qu’aucun bonze n’avait auparavant sucée ; mais il y avait ce bouddha birman qui flinguait à tour de bras les Rohingyas, et ces chinois qui se peignaient en vert pour conquérir Mars et l’univers, ces turcs qui dervichaient, ces juifs qui colonisaient. Suzanne tournait dans son lit, se retournait sans cesse et sans comprendre le pourquoi de cet enfer humain, quand son père Léonard arriva à son chevet.

– »Ma fille, ma fille chérie, n’écoute plus les sirènes, n’écoute que celles qui nous emmènent main dans la main, loin des incendies, des crimes de guerre et de toutes ces religions qui croient que sous couvert de moutons en peluche nous sommes des veaux dévots qui valent de l’or. »

Suzanne se calma. Sa fièvre était tombée. Deux assistantes médicales épuisées et une infirmière exténuée changèrent ses draps trempés de sueur. L’une d’elles s’amusa à poser une question à Suzanne :

« dis-moi, petite, j’ai plein de chaussettes de deux couleurs différentes dans mon sac de linge propre. Peux-tu me dire combien je dois en prendre pour en avoir avec certitude deux de la même couleur ? ». (Elle avait entendu la question lors de sa pause, au jeu des mille euros).

Nous étions mercredi, et les sirènes retentirent, de Copenhague au cap de la Hague (pour des raisons différentes). Le paquebot de Gênes en partance pour la Corse, le bétail de Sète à destination de la Libye meugla, les églises et les casernes de pompiers, et même les camions connectés des gamins qui jouaient dans le square, sauf Noah dans son arche qui n’avait que le son des trompes éléphantesques, les rugissements des lions dans la mer déchaînée, des loups, des chiens, le brame des cerfs et cette mer Rouge qui s’ouvrait soudainement, tsunami terrible pour Noah, fracassement des planches de bois sur le fond asséché, perdu de toute religion, eau bénite soudainement disparue de la mer immense qui recouvrait la terre entière, eau salée par un petit moulin à saupoudrer les repas festifs des croyants de tout bord tombé par accident dans le plat gigantesque de l’eau pure dont seuls les dieux séparent les couleurs en manipulant quelques vignobles célestes.

Visiblement troublée et enchantée par le chant des sirènes, Suzanne demanda à Léonard s’il était vrai que les canards juifs disaient « cohen cohen ». Son père sourit. « C’est exact, Suzanne. Mais sais-tu ce que disent les canards musulmans ? « 

Suzanne ferma les yeux, se concentra. Je sais ! : Houria, houria !

Houria ou Houriya (en arabe : حورية) (f) : sirène

18 04 2021

AK

https://www.lacoccinelle.net/243649-leonard-cohen-suzanne.html

2 commentaires sur “Suzanne et l’écho vide

  1. Il est terrible l’écho vide de ta Suzanne !
    Et merci pour les chansons (les deux versions de Graeme Allwright et de Léonard Cohen).
    Tines, je me regarderais bien John Mac Cabe, moi, un de ces quatre (mais en V.O. ou en V.F.?).
    Bon dimanche, illustre Karouge.

    Aimé par 1 personne

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