Dis t’as vu l’avion là-bas?

Un petit enfant marrant/t’as vu l’avion c’est drôle/il revient comme un oiseau/où sont passés les oiseaux/la lère/je les ai trouvé mes frères/la la lère/ils cachés sous les pierres/c’est drôle/t’as vu l’avion, là-bas….

(paroles Jean Loup Dabadie, interprétée par Serge Reggiani)

Mon premier souvenir, c’est l’école. Le deuxième, la grande feuille de papier blanc et tous ces crayons multicolores sur lesquels je me suis jeté. En un quart d’heure j’avais barbouillé, égratigné, crevassé le maigre papier de mes dessins fiévreux, chars, avions, corps mutilés, militaires en armes, arbres en miettes, le tout avec un déluge de couleurs, surtout du rouge car il sautait aux yeux, du marron pour les gens, du jaune pour le soleil, du bleu pour le ciel et la rivière, du vert pour le paysage, enfin toute la gamme qu’un enfant de sept ans met au service de son imagination quand on le plante ailleurs, déraciné mais plein de vie. Le troisième souvenir, le plus beau, c’est Pierre.

Je bataillais à former correctement les lettres d’un texte à recopier lorsqu’il s’est approché et m’a tapé sur l’épaule : « comment tu t’appelles ? » Je lui ai répondu : « ici, on m’appelle Ti Moha, mais mon vrai nom c’est Barungwana. Choisis celui que tu préfères. » Il a choisi le premier et s’est mis à rire : »je le savais déjà ! Je sais aussi que tu viens de Dar El Salaam et que tes parents ont du fuir les monts de la Lune, que tu as appris notre langue à l’école française Arthur Rimbaud et…qu’on va devenir copains ! » Il a rougi en disant cela et ses taches de rousseur se sont mises à miroiter comme une termitière du désert d’Atacama. Çaa s’est passé comme ça.

En six mois, j’avais rattrapé le niveau en maths, je me débrouillais correctement en dictée et autres matières, je les apprenais par cœur le soir, dans notre T3 de la résidence Mirabelle. Notre chambre (que je partageais avec ma petite sœur) donnait au nord, et étant perchés dans les hauteurs de l’immeuble, la vue dégagée offrait une vision grandiose du ciel et surtout je voyais, en fin d’après-midi (le mercredi et le week-end) le superbe avion qui s’apprêtait à atterrir sur le tarmac de l’aéroport. Ce spectacle avait scellé mon avenir : je serai pilote de ligne, commandant de bord, et je parcourrai le monde entier avec une belle casquette sur la tête. Bien sûr, c’était un secret dont je ne discutais qu’avec Pierre, réservant la surprise à mes parents uniquement le jour où j’obtiendrai mon diplôme…

Comme nous étions mauvais footballeurs pour jouer avec les copains, nous parlions souvent d’aventures lointaines et pittoresques (raison pour laquelle, entre autres, il connaissait les monts de la Lune -il en existe de multiples sur Terre-). Un jour, Pierre me fit la surprise (nous étions en octobre et comme le temps était au beau tous les élèves s’ébrouaient en piaillant) de me tendre une boîte en fer blanc, une de ces boîtes qui traînent dans les greniers avec leur déco surannée, et dont l’odeur des biscuits a cédé la place à celle des vieilles photographies oubliées.

« Ouvre ! » m’a-t-il ordonné. Son visage était sérieux, ses cheveux blonds et son faciès rondouillard ne me laissaient aucune expectative, je devais obéir, un point c’est tout. La boîte couina à l’ouverture et je me demandai quel diable allait en sortir. Pierre me dévorait des yeux. Quand il vit ma mine, mon air abasourdi, il éclata de rire. Oui, il avait pioché cette boîte dans le grenier, chez ses grands-parents, tu sais, ceux qui habitent la grande maison à l’angle, rue Rostand, je t’y amènerai un jour, quand ils ne seront pas là. Papi garde tout, un vrai capharnaüm, tout ce qu’il a aimé ; pour sûr qu’il l’a aime, son Passé, avec tous ces souvenirs, toutes ces breloques entassées là-haut sous les toits.

Pierre parlait, mais moi, j’extirpais déjà un à un les petits drapeaux ferblantés, aux couleurs et dessins géométriques intacts, avec leurs cornes permettant de les faire tenir debout ou, avec un carton assez rigide et un cutter, de les accrocher ensemble en un tableau magique. « Toi qui veux être pilote de ligne, apprends ta géographie ! Plaisanta Pierre, l’occasion ne se présentera pas deux fois ! » Au verso de chaque image du drapeau était inscrite une liste basique concernant le pays : nom, capitale, surface, population, langue et monnaie. De quoi captiver l’imagination et découvrir le monde pendant les récréations.

Comme nous étions des garçons, nous pensâmes que c’était une superbe trouvaille pour attirer les filles. Notre choix (délibéré) se porta sur Lirina, de notre CM1, elle aussi arrivée depuis peu à l’école. Elle était jolie, avec ses bouclettes, ses yeux un peu perdus et et sa bouche si rarement ouverte, mais surtout Pierre et moi sentions qu’elle nous observait souvent, de cette manière qu’ont les enfants pour entrer dans un groupe, de scruter sans épier. Ainsi fûmes-nous trois, une vraie association de malfaiteurs,à nous défier sur nos connaissances géo-politiquesdes pays du globe. Chacun avait un petit et récoltait de nouveaux éléments qu’ilexhibait avec fierté aux deux autres, qui eux-mêmes…

« Capitale du Bechuanaland ? » hurlait Pierre. « La même que celle du Botswana » répondait Lirina ; « Gaborone ! »m’écriais-je à mon tour. Ainsi jour après jour remplissions-nous nos carnets de (bonnes) notes. Et moi, Ti Moha, mains crispées sur le manche à balai, j’atterrissais à Windoek et redécollais vers Belmopan sans attacher ma ceinture. Pierre jouait au copilote acrobatique et Lirina à l’hôtesse de l’air sans frontières. Souvent nous levions les yeux vers le ciel, et suivions dans la houache glacée la destination des avions : celui-ci volait sur Lisbonne, celui-là rentrait du Cap Vert, qui barrait le ciel d’Est en Ouest devait venir de Florence et allait sur New York. Nous nous disputions, pleins de mauvaise fois, (mentant pertinemment en citant les logos -invisibles- gravés sur le fuselage des compagnies aériennes), ne nous réconciliant qu’à la vue des merveilles, des cakes que la mère de Lirina préparait « comme on les fait chez nous ». On s’y croyait, prenant pour argent comptant nos parcours factices, changeant les euros en yens, en dollars, en sols (avec les mineurs du Pérou), parlant des langues sibyllines (j’y mêlais de vrais mots swahilis et de faux proverbes bantous), ignorant joyeusement que nous avions tous les trois tort, dans la réalité, cette réalité qui est venue me chercher chez moi, hier soir.

Je sais que Pierre et Lirina comprennent autant que moi pourquoi nous avions tort d’y croire si fort. Depuis tout à l’heure. Quand ils ont vu ma chaise vide.Quand ils ont trouvé mon dessin dans le casier,vous savez, le dessin que j’avais dessiné il y a trois ans, quand je suis arrivé, et que j’avais rangé tout au fond, au fond de ma mémoire. Je sais qu’ils pleurent, sans larmes ni mouchoirs, car je les vois, à travers le hublot : ils regardent leurs pieds, dans la cour de récré.Les avions ne vont pas tous là où on voudrait qu’ils aillent. Je ne serai jamais pilote, mais toujours passager ; clandestin ou sans-papier, enfermé avec ma famille, comme une vieille photo jaunie, dans une boîte en fer blanche : cadenassée.

AK

07 02 2009

2 commentaires sur “Dis t’as vu l’avion là-bas?

    • Ce texte a plus de dix ans. Depuis, je ne les compte plus, les Ti Moha. Ce devait être une époque où ça faisait la une des journaux. Maintenant, on n’en parle plus (because covid?) mais pas de doute, ça continue(ra) quand les zavions auront de nouveau des zailes….
      Bonne soirée à toi !

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