L’enveloppe (2)

L’enveloppe (2)

«  Aujourd’hui, tu as passé la ligne des quatre vingts barreaux et la mort qui t’attend te semble différente que celle du Passé auquel tu ne pouvais échapper. C’est la raison pour laquelle je t’écris. Tu finiras dans l’oubli d’un monde depuis si longtemps déjà absent de la mémoire collective. Je ne serai pas là pour assister à ton enterrement, je vis trop loin des cérémonies. Tu comprendras alors pourquoi il n’y a pas de feuille dans ce courrier : une page blanche suffirait à effacer l’Histoire, et je préfère ce linceul transparent de la mémoire qui n’oublie jamais que l’on meurt toujours seul.

Leila, ta fille 

San Gimignano (Toscane)

penitenziario

Quartiere 12

cellule 29-A »

J’ai passé des semaines à relire ce courrier. Ensuite j’ai rafistolé l’enveloppe avec une colle pour enfant, ai placé dedans un faire-part de deuil, barré l’adresse et écrit à l’encre rouge adresse inconnue retour à l’envoyeur. Puis je l’ai remise dans une boîte à lettres de la Poste. »

Sans vraiment rattacher le temps présent à cette Histoire, je suis presque parvenu à l’oublier. Le printemps 2011 s’annonçait doux et les plantations de haricots verts et de tomates dites « testiculos de Buonaparte »(plat favori de Sidonie) germaient dans le jardin, les rosiers boutonnaient leurs bourgeons pour se mettre en tenue d’apparat dès que le soleil ouvrirait le bal et s’offriraient dans ce parfum si féminin que la nature prodigue aux amoureux des femmes, ces fleurs aux fragrances plus capiteuses encore que le jasmin, dont on dit au Maghreb qu’il ne doit pas s’accoler aux murs des maisons, au risque de porter malheur à ses habitants. Alors me revînt ce prénom : Yasmina. Yasmina, jeune femme aimée durant cette guerre insensée, Yasmina, mère de Léïla, dont j’ignorais encore quelques mois auparavant l’existence, Yasmina dont je ne connaissais pas le nom de famille, dont à vrai dire je ne me souvenais pas, tant il y avait eu de BMC (bordel militaire de campagne), de changements de lieux et d’épreuves subies des deux côtés, cet enfer qui nous imposait deux ans de service militaire à nous, jeunes hommes envoyés là-bas servir un colonialisme dépassé. Avoir vingt ans dans les Aurès…et niquer les femmes aussi plantureuses que les roses de mon jardin, ils appelaient ça le repos du guerrier. D’autres de mon âge qui avaient refusé de combattre s’y tenaient malgré eux. Ils n’avaient qu’un mot en bouche : zoubia, la merde.

J’ignore pourquoi, en ce mois de mai 2011, j’attendis avec appréhension un nouveau courrier de San Gimignano. Mais il arriva de Volterra, une prison encore plus « carcérale ». Elle venait de l’administration de l’établissement pénitencier, qui avait sans aucun doute récupéré l’enveloppe recollée et vérifié que le retour à l’envoyeur contenait à l’intérieur un faux avis de décès. Il est vrai que j’avais magouillé ledit avis car, comme nous étions dix dans cette rue à porter le même nom la supercherie pouvait passer inaperçue. Pour une raison simple : le numéro du domicile était différent de celui écrit sur l’enveloppe que j’avais reçue puis renvoyée. Il n’y a pas de mort parfaite.Même par homonymie.

Ce courrier de la Pénitenciaire, assez mal traduit, me précisait la sortie de prison de Leïla prévue pour début juillet, pour le motif : bonne conduite. Elle venait de purger vingt ans pour acte de terrorisme, mais nulle mention n’était faite de la nature de ce fameux terrorisme. Il se trouvait uniquement que le courrier que j’avais reçu domiciliait un parent, le seul qui puisse désormais être contacté en tant que père, la mère de l’incarcérée étant morte dans un hôpital romain (Ospedale Regina Apostolum) environ un an auparavant, suite à une longue maladie. Sur ce point, aucun prénom ou nom de famille n’était cité concernant Yasmina.

Quelque chose dans ma tête ne gazait pas. Cette histoire commençait à me tarauder matin et soir, une histoire palestinienne, tant elle n’envisageait ni de fin ni de paix dans mon cerveau vieillissant. Que faire, que répondre à cette administration qui me désignait comme unique parent d’une taularde de cinquante et un ans, sans mari ni enfant, qui selon ses dires pouvait subvenir à ses besoins, grâce à un métier dit d’avenir ?

A la fin du courrier, il m’était demandé de me rendre début juillet à Volterra pour signer un papelard purement bureaucratique afin de légaliser donc d’obtenir la sortie de Leïla en accord avec les procédures européennes en cours. Certes, revoir la Toscane en juillet serait un vrai plaisir, mais y cueillir une femme mûre sortie du trou tout autre chose. Pourtant, il me fallut choisir. Cela me prit une semaine. Pourquoi refuser d’ouvrir les portes du pénitencier, maintenant que Johnny Halliday ne passait plus à la radio ? On prend parfois des décisions absurdes. Je pris celle-là. Et puis, finir sa vie en Toscane, pourquoi pas ?

19 05 2021

AK

San Gimignano

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