Un petit polar à six coups

Qu’est-ce que je faisais là, étendu dans l’herbe du fossé, alors qu’auparavant j’attendais ma copine à l’arrêt Marienbad du bus 27, vous connaissez sans doute, c’est le terminus de la ligne, celui qui permet aux paysans de rentrer chez eux, s’ils peuvent encore marcher deux ou trois kilomètres jusqu’à leur foyer. J’ai attendu Myrrha toute l’après-midi, son portable était toujours sur messagerie. J’ai pensé que la batterie était foireuse, ce qui est courant avec ces objets de malheur. Maintenant, ce ne sont pas les crampes dues à ma longue attente qui m’empêchent de me relever, mais ces deux putains de balles que j’ai reçues dans la cuisse. Des types ont ralenti devant l’abribus et j’ai pris une salve. J’en suis là. Là, au terminus de la ligne où aucun bus n’arrive. La nuit tombe. Mon GSM sonne. Ta copine est vivante mais toi, tu es mort, tu sais pourquoi. Je réponds bêtement : »non ». L’autre raccroche et mon sang coule dans le fossé, qui s’en fout. L’herbe commence à se vêtir de rosée, elle va boire toute la nuit en ce début d’automne encore tiède. Je me demande si les deux balles qui ont traversé ma cuisse discutent entre elles, l’une allant dans un sens, l’autre pissant mon sang. Finalement, je sais parfaitement ce que je fais là : je vais mourir. Sauf que le dernier bus de la ligne 27 arrive, s’arrête, malgré l’heure tardive. Le chauffeur a oublié son portefeuille dans la boîte à gants qui pointe et contrôle aussi les rotations, et dans laquelle certains employés laissent leurs papiers, en cas de vol ou d’agression quand ils conduisent au long du trajet.

Soudain le chauffeur voit mon bras droit dépasser de l’herbe. J’apprendrai quelques minutes plus tard qu’il s’appelle Henry, un prénom que je déteste, c’était celui de l’amant de ma mère. Mais tant pis. Mon garrot est taché de sang et ma cuisse gonfle, se violace. Par chance une bruine commence à se répandre dans l’air ambiant, rafraîchissante. Henry fait un aller-retour dans le bus, rapporte un kit de première urgence et une fiole de whisky que je tète lentement. Il me dit : » c’est mon médicament favori quand je suis dans les embouteillages ! » Cela nous fait rire et une pointe de douleur grimpe le long de ma jambe telle une sonnerie de portable se situe exactement auprès de d qui aboutit toujours sur la messagerie. Dans sa main gauche Henry extirpe de sa trousse bandelettes ciseaux crèmes couverture de survie, collyre et rouge à lèvres pour les gonzesses en mal d’amour qui s’évanouissent par chagrin d’amour (dit-il). Et un petit flingue, qui s’avère toujours utile en cas de crise, surtout par ici, l’hiver, quand l’autobus 27 fait sa dernière rotation avec la recette du jour. Je n’ai jamais conduit un bus et tout le résumé de ma vie se situe exactement auprès de ce type qui s’appelle Henry, est noir comme la nuit, conduit un bus qu’il a emprunté à sa compagnie suite à une soi-disant panne sur le réseau, et dont il en profite pour récupérer son portefeuille, et pas que me dira-t-il plus tard. Sauf qu’en remontant dans le car il aperçoit, de l’autre côté de la route, un bras qui n’est pas à moi.

A la suite du bras, un corps de femme dans un état indescriptible : violée, broyée, démembrée, méconnaissable. Visiblement l’essence pour brûler son corps n’a pas flambé. Sans doute du diesel. Le haut de son corps, pour ce que l’on en distingue dans l’obscurité, est peu ou prou intact. Elle est jeune. Peut-être liftée, dit Henry. Il enchaîne : « c’est elle que tu attendais? » Je réponds « oui », mais c’est faux. Je n’ai jamais vu cette fille, ni en rêve, ni dans l’obscurité la plus intime.Henry n’a qu’un mot : « merde ! »La bruine se transforme en pluie fine. La cuisse me tire. Henry s’assombrit : « cette fille, c’est toi qui l’as tuée ? » Je ne réponds pas.Je n’ai plus de sens pour défendre mes paroles, encore moins d’éventuels aveux à faire. J’ai du perdre deux litres de sang. Je dis à Henry : « laisse la fille ici, et emmène-moi à l’hosto. Planque-la dans l’herbe du fossé, personne ne la verra. Demain c’est dimanche, et tous les bouseux vont à la messe, ils ne prennent pas le bus. » Henry acquiesce, on se tire. La route est comme le paysage, plate comme les plaines du Saskatchewan, balayée de virevoltants épineux. Quelques virages pour effrayer la monotonie, et une nuée d’étoiles qui scintille au-dessus, quand on s’arrête pour pisser. Henry m’aide à aller au bord du fossé, plus profond que celui qui longeait l’abribus. Il me soutient par l’épaule, bon gars un peu simple, mais franc et généreux.

J’en profite pour lui voler le flingue qu’il porte à la ceinture, celui qui s’avère toujours utile en cas de crise, surtout par ici, quand l’autobus de la ligne 27 fait sa dernière rotation. Et je lui balance trois balles entre le thorax et l’abdomen : plein poumons. Je prends le volant(je n’allais pas rester là à le regarder agoniser). Je n’ai jamais conduit un bus et tout le résumé de ma vie se situe exactement auprès de ce type qui s’appelle Henry, à qui je viens de balancer trois balles, soit le prix du ticket pour aller en ville, et je me paie un voyage avec un chauffeur nègre remonté à bout de bras dans le véhicule, qui va crever parce qu’il m’a ramassé au terminus de la ligne 27, où j’attendais Myrrha depuis des heures, sous le soleil brûlant de ma folie. Avec ma jambe folle et le bol que j’ai en ce moment, quelques virages plus loin j’atterris dans le fossé. Magnifique.Plus je me rapproche de l’aube, plus la nuit m’enrichit.C’est une sensation bizarre. Je sors de l’ornière, j’ai trouvé la marche arrière quatre roues motrices, et repars. Vingt minutes plus tard j’atteins le carrefour qui liaisonne la ligne 27 et la 12, qui file je ne sais où. Je laisse Henry avec son fond de whisky, la fiole contient encore quelques larmes, et je file en claudiquant vers une station de taxis dont j’aperçois les ampoules vertes au-dessus du toit.

Je retrouve avec le lever du soleil la topographie des lieux. La mort a beau vous habiller, la vie vous retrouve toujours nu. Ce n’est pas un effet de mode. Le hasard attend à chaque coin de rue. Le chauffeur de taxi est noir. Je lui demande, histoire de causer, comment il s’appelle. Henry. Il s’arrête devant le 125 avenue de Babylone, où habite Myrrha. Je descends.La course coûte cher et je n’ai pas les moyens. « Je te fais une mort à crédit, ça ira, Henry ? » et lui mets une prune dans l’avant bras gauche. Puis je m’enfuis en courant dans le trafic urbain. Il est dix heures du matin. C’est incroyable comme le temps est toujours plus rapide que l’éternité, surtout quand on attend, que ce soit sous un abribus ou une porte cochère de centre ville. Quand il ne reste plus qu’une balle dans le barillet, à qui l’offrir ? Je ne sens plus ma jambe, elle est aussi raide qu’un corps de chaton écrasé par un chauffard.Voilà midi. Voilà l’après-midi.Rien ne bouge, Myrrha ne sort pas de chez elle. Il fait chaud, je m’écroule sur le trottoir. Vingt minutes plus tard une ambulance me ramasse. Je n’ai pas de papiers sur moi, les infirmiers me tripotent et connectent la puce RFID que l’on m’a installée dans l’épaule. Ils comprennent, ils savent. Juste assez, mais pas tout de ce qui m’a fait basculer. Ils ne savent rien de Myrrha, de la ligne 27, du flingue qui gît à un mètre de moi. Juste l’essentiel. Je suis dans le cirage. J’entends vaguement un des gaillards déclarer : « tiens, c’est le dingue qui s’est échappé de Sainte Anne avant-hier. »

Et moi, dans les herbes folles du fossé, près de l’abribus, j’attends Myrrha.

23 08 2018

AK

5 commentaires sur “Un petit polar à six coups

    • Continuer à tuer des chauffeurs de bus par ailleurs fort sympathiques ? Rhôôô! Tu n’y penses guère ! J’ai encore tant de temps à tuer (et pas des moindres) avec mon clavier Azerty against the Qwerty avant que la lutte pour la langue française disparaisse ! (sauf si je m’exile au Québec). Reconnais quand même que cette histoire ci-dessus a une fin, même si elle n’est pas « définitive » !
      Bonne soirée ! 🚌🚌😉😉

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