Jour d’asphalte (4)

(La radio en sourdine distribue les informations de neuf heures. Dans mes oreilles se succèdent de lourds bombardiers vengeurs, des coups de revolver brisant les rires d’un ambassadeur, des froissements de billets de banque escroqués par quelque col blanc méthodique. Bourdonnements des faits divers qui imprègnent ma réalité sans me concerner. Résurgence d’actes répétitifs qui finissent, par un atavisme sournois, par entrer dans la quotidienneté des plus honnêtes personnes comme un vice de forme sur sur leur propre existence. L’art de la compromission médiane et médiatique.)

Le parfum acre d’une fumée vient chatouiller mes vibrisses nasales. Cette odeur de cigarillo des îles me fait redresser la tête vers le miroir mobile. Au troisième rang, placé près de la fenêtre, un homme de large carrure, les traits tirés, distille ses volutes vers le plafonnier ; à ses côtés sa femme anémique tousse de temps en temps, en prenant soin de ne pas déranger celle qui, sur la banquette attenante, ressemble à sa mère. Une fois ses poumons vidés, l’homme tourne son visage vers celui de son épouse blême et, maintenant son cigarillo vertical, lui adresse quelques mots. Mon oreille en saisit de rares bribes émergées accidentellement du silence qui par instant s’instaure, entre le ronronnement du moteur, des passagers et de la radio. Cette voix aigrelette qui s’est glissée dans mon tympan me remémore soudainement la personne qui parle, car je suis sûr de la connaître à présent. Ce timbre est assez particulier pour que ne subsiste aucun doute dans mon esprit. Je me souviens qu’à l’époque je ne m’appelais pas Rudolf, non, mais Charles. Et lui se nommait comment, déjà ?… Oui, cela me revient, son patronyme était Lecourt, Jean Lecourt précisément

Je me souviens très bien de cet été-là, où nous nous rencontrâmes pour la dernière fois. Revenu passer quelques jours dans une petite ville de province où la guerre en d’autres temps m’avait conduite, je rencontrai à la terrasse d’un café mondain, ce vieil ami dont j’étais sans nouvelle depuis une dizaine d’années. Il ne me reconnut pas lorsque je m’approchais vers lui, la main tendue. Un certain effroi parut même strier de mauvaises rides son visage et, bien que nous ayons approximativement le même âge, je perçus dans son attitude corporelle l’expression d’un vieillissement précoce. De légers tics nerveux déformaient le front de cet homme à la carrure impressionnante, et un tremblement constant gênait chacun de ses gestes ; il me sembla altéré par des vapeurs d’alcool et peut-être constituaient-elles la cause de sa nervosité. Lorsque je me présentai, un moment de stupeur l’envahit, auquel succéda une intense joie, dont il me fit part avec son timbre fluet si amusant, conservé dans ma mémoire tel un gisant sur la banalité des souvenirs. Nous nous embrassâmes, avant d’évoquer les supercheries accomplies ensemble, à cette sale époque où l’Envahisseur cloisonnait notre jeunesse entre deux oppressions : la Patrie et la Famille. Notre discussion devînt très rapidement chaleureuse et intime.

Il était déjà tard quand, baissant le ton, il exprima le désir de me raconter une histoire insensée qui, dit-il, me permettrait de comprendre le pourquoi et le comment de son attitude craintive et frileuse. Il débuta ainsi :

« – Charles, je connais la confiance qu’il me faut te porter, mais promets-moi de ne jamais rien divulguer de cette histoire avant que je ne meure. »

Sans particulièrement m’intriguer de cette condition préalable, je le lui jurais ; alors il entama, raclant sa gorge, son propos :

« – Voici huit ans, lors d’une descente du Nil en félouque en compagnie de mes amis égyptologues, je fis la connaissance d’une jeune femme charmante, Gabrielle. Nous séjournâmes au Caire deux mois, le temps d’achever la mission dont l’expédition avait été chargée – en l’occurrence la recherche d’une seconde barque millénaire près de la pyramide de Kéops -, ce qui me permit de revoir fréquemment Gabrielle, et de désirer l’épouser dès notre retour à Paris, où elle résidait également. C’est ainsi que nous nous mariâmes quelques semaines plus tard à l’église de la place Jules Joffrin, par un matin radieux prédestinant au bonheur tous les couples unis par la foi du serment. La limpidité du ciel et le ravissement de mon cœur ne me firent guère distinguer ce sombre nuage qui, par la suite, inonderait ma vie de tristesse. La mère de mon épouse en effet rechignait fort à notre union. Elle considérait qu’un tel acte ne pouvait se produire qu’avec son consentement. Or, l’empressement dont nous avions fait preuve la hérissait, la jalousie jouant un rôle non négligeable quand tu sauras, Charles, que cette jeune veuve d’à peine quarante cinq ans se prétendait aussi séduisante que sa fille. Afin de ne pas avoir à supporter une telle concurrence, elle envoyait Gabrielle aux quatre coins du monde, pour soi-disant parfaire son éducation.

Mais le godelureau que j’étais (ainsi me nommait-elle)venait de lui ravir sa fille, au nez et à la barbe de tout le monde. Or, si ses relations venaient à découvrir que, sous son aspect frivole et libertin une femme mûre et irresponsable se cachait, il ne faisait aucun doute qu’une désaffection certaine s’ensuivrait de la part de ses amants. Et donc que cette vieillesse masquée sous des dehors séduisants s’abattrait sur elle avec plus de cruauté encore qu’elle n’en faisait subir à sa fille. En effet, la rivalité entre la fille et la mère dont je te précise, ô scandale, que nul ne connaissait le veuvage, survenu dans une ville de province durant la guerre, ne les portait pas sur l’amour filial qui d’ordinaire se noue entre personnes accablées par un malheur commun.

Les premiers mois de notre mariage furent difficiles, pour ne pas dire agités. Je ne gagnais pas assez confortablement ma vie pour pouvoir installer Gabrielle dans un appartement, et nous dûmes vivre chez sa mère, n’ayant moi-même ni biens ni famille. Un accord tacite fut conclu entre nous, et la cohabitation se régularisa sans trop d’anicroches. Hélas, devant m’absenter de plus en plus souvent pour mon travail, j’appris de retour d’un voyage en Asie que la confrontation entre les deux femmes s’était exacerbée à un point tel que Gabrielle avait dû, à bout de force, quitter l’appartement pour une modeste chambre de bonne dans un bas quartier voisin.Je courus à l’adresse indiquée. Gabrielle, dans un état dépressif dont je tairai le détail, venait d’avaler deux tubes de barbituriques. Malgré tous les efforts du médecin appelé à la hâte, Gabrielle resta dans le coma plusieurs semaines. La plupart de ses facultés mentales conservèrent les séquelles irréversibles de son acte. Une paralysie des jambes l’obligea à ne se déplacer qu’en fauteuil roulant et sa beauté, jadis dévorante, brûla au fil des jours pour ne plus devenir, un matin, qu’une forme rabougrie, repliée sur elle-même, immobile, morte… »

A ce stade du récit, je vis Jean pâlir, s’arrêter de parler, me fixer droit dans les yeux : « morte ! » répéta-t-il. Pour se ressaisir, il vida d’un trait son verre de rhum, puis appela le garçon de café d’une voix brisée afin de commander une nouvelle boisson.

AK

4 commentaires sur “Jour d’asphalte (4)

  1. Damned, tu ne vas pas nous faire le coup des mille et une nuits, de l’histoire dans l’histoire dans l’histoire ! 🙂
    Et pour quoi pas, au fond… (ah non, c’est vrai, le manuscrit dactylographié [petits enfants, si vous nous lisez, demandez à vos grands-parents ce que signifie dactylographié] ne fait que cent pages)
    Bonne nuit, illustre Karouge. 💤

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    • Attends la suite !
      Le problème est le séquençage de ce texte, qui devrait se lire en suivant (malgré ses nombreuses imperfections). Mais je ne veux pas fatiguer les lecteurs/trices avec de trop longues mises en ligne de plusieurs pages. Demain, tu comprendras que cette histoire dans l’histoire n’était pas finie ! Ah ah ah !

      Aimé par 2 personnes

      • Pour moi si ton récit le demande, ça ne me gêne pas que ce soit plus long. Ce revient toujours à dire que c’est le genre de récit que tu devrais publier.

        Aimé par 1 personne

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