Jour d’asphalte (6)

(« -non, non je rêvais que je venais d’assassiner le type du troisième rang !

John éclate de rire, tout en lorgnant Jean Lecourt.

« – C’est plutôt lui qui aurait une gueule de tueur avec sa tronche de chirurgien d’académie de billard ! »

J’acquiesce. Il s’essuie les yeux, baye aux corneilles.

« – Moi, reprend-t-il, j’ai rêvé que nous étions dans un bus qui nous menait à cent vingt kilomètres heure vers une ville qui s’appelait Roccalito. »)

Nous étions tellement pressés que je ne voyais plus la route. La plaine qui défilait de chaque côté aurait rendu jaloux un niveau de maçon. Nous roulions vraiment dans une drôle de région, avec de larges sillons de terre brune nous bordant, des bosquets secs sans feuilles, sans pendu dérisoire en haut des lignes télégraphiques, sans villages, sans églises, rien ; et nous fonçions comme des fous quand…

« – Tu t’es réveillé, n’est-ce pas ?

« – C’était simple à deviner ! » John se penche sur le tachymètre : « quatre vingt kilomètres parcourus, bravo ! Reprend-t-il, nous pourrons allonger la pause de cinq minutes !

« – Tu pourras en profiter pour avaler deux express serrés, un aller un retour ! »

John se renfonce dans son siège en souriant, fouille dans son sac duquel il extrait un petit bouquin qu’il se met à feuilleter. Mon œil scrute à nouveau le macadam, puis replonge dans le rétroviseur, aimanté par un couple qui, au sixième rang à droite, se chipote. L’homme a un visage hispanisant, aux traits émaciés. Il ressemble à l’ombre des arcades de la Plaza Mayor de Salamanque, alors que sa compagne reflète la surexposition solaire des photographies jaunies du début de siècle. Cependant, les valises qui cernent leurs yeux ne secrètent pas de capiteux souvenirs, mais bien plutôt les séquelles d’un lourd abus d’alcool ; car il faut le dire, leur rencontre fut brève et surprenante, juste quelques heures avant de s’embarquer pour Roccalito.

Jambes tendues dans un fauteuil en velours, Coriflor Werner sirotait sa huitième liqueur de Génépi successive. L’aventure qu’elle venait de vivre à un rythme insupportable pouvait bien lui procurer ce répit. Tout s’était déroulé dans le quart d’heure précédent. Elle cuisinait son repas du soir quand la sonnette tintinnabula.

Sans doute sa voisine, une écornifleuse de première, qui venait s’inviter, comme souvent le dimanche soir. L’horloge à quartz indiquait sept heures pile.

« – Entrez, cria-t-elle, retournant patates et carottes revêches dans le faitout. La porte grinça comme d’habitude, se referma doucement suivie par le bruit sourd du verrou.

« – Pourquoi fermez-vous le verrou, madame Zurmatt ? «  demanda Coriflor. Une voix grave lui répondit :

« -Ce n’est pas madame Zurmatt, mon nom est Noé Larche.

« – Je ne connais personne de ce nom-là

« – Ça ne fait rien, c’est moi qui désire vous connaître, jusqu’au bout…

« – Ah !

« – Vous êtes Coriflor Werner, née à San Bisburg en 1947, études au lycée de Dublin …

« – Comment le savez-vous ?

« – Je travaille au Dictionnaire.

« – …

« -Au Dictionnaire des Noms Propres.

« – Ah bon ! Et ça rapporte un tel boulot, ou ça ne gagne qu’à être connu ? » Coriflor se mit à rire de sa blague.

« – Les deux, surtout avec les gens, quand on achève les biographies.

« – Pourquoi donc ?

« – Il n’y a pas besoin de retoucher, une fois les personnes plongées dans l’Éternité. Rien ne vaut les produits finis.

« – Vous vous faites un stock en quelque sorte.

« Exactement.

« – Et qu’est-ce qu’il vous manque dans mon cas pour boucler ?

« – Votre date de décès.

« – Ah, c’est vrai, c’est la condition sine qua non. Quand devrais-je vous fournir la réponse ?

« – Maintenant.

« – …

« – Puis-je me verser un verre de Génépi ? Demanda Larche.

« – Versez m’en un aussi, cela m’aidera à réfléchir sur comment me vêtir. La liqueur est dans le placard, étagère à gauche. »

Noé Larche se dirigea vers le meuble, dont il tira deux verres et une bouteille de Génépi verdâtre. Il versa une bonne larme dans chaque récipient. Coriflor re remit à touiller ses carottes et patates sautées. Elle parut soudain très agitée. A vrai dire, que répondre ? Noé lui tendit le verre d’alcool :

« -Alors, qu’avez-vous décidé ?

« – Pour l’instant, rien. C’est tellement inattendu d’apprendre que l’on va rentrer dans la postérité et qu’une simple condition y suffit.

« – Certes.

« – Écoutez monsieur Larche. Téléphonez-moi dans vingt minutes. Si je ne réponds pas, vous saurez que la condition est remplie.

« – D’accord. Donnez-moi votre numéro.

« – Vous le trouverez dans les pages roses du dictionnaire. »

Un accord tacite étant intervenu, Noé Larche et Coriflor Werner trinquèrent. L’homme vida son verre comme on tire un trait et prit congé. Néanmoins, la main serrée sur la poignée ronde de la porte, il ajouta :

« -N’oubliez pas que le seul moyen de rétorsion, si vous rompez le contrat, sera de vous faire entrer dans la postérité moi-même. Adieu, j’espère. » Puis il sortit.

Le repas de Coriflor noircissait gaiement dans son faitout quand elle éteignit le gaz, dont l’odeur commençait à se répandre dans la cuisine, l’eau des pâtes qui devaient accompagner son repas (au cas où madame Zermatt se pointât à l’improviste) ayant débordé et éteint la flamme bleue sans en stopper les émanations. Elle se dirigea illico sur la bouteille de Génépi dont elle remplit à quatre reprises son verre, qu’elle avala à pleines gorgées. Le cumul d’alcool ainsi absorbé la fit chavirer dans le lourd fauteuil en velours. Le téléphone à proximité se tenait coi. Noé Larche était parti depuis cinq minutes à peine…

La bouteille maintenant était aussi vide que le crâne de Coriflor. Elle n’avait plus faim. D’une minute à l’autre le téléphone allait sonner. Un quart d’heure plus tard, il sonna. La mécanique du geste se bloqua par l’excessive ivresse de l’intéressée. Coriflor, ivre morte, ne décrocha pas, et pour cause. A l’autre bout du fil, Noé Larche mentionna sur son carnet, au chapitre W. : …morte par abus de Génépi frelaté le 28 septembre 19… à son domicile. S’agissait-il d’un suicide, la question reste posée.

Ce satané flash d’informations de dix heures fait sombrer Coriflor dans la postérité oublieuse. Je demande à John de mettre la radio en sourdine. Un crime par minute, un viol toutes les trois, pas le temps d’écouter le dernier tube du jour que déjà flac ! Trois crimes et un viol sur les téléscripteurs… Le brouillard s’est définitivement levé ; je coupe le chauffage. La buée a regagné les gorges mutiques des voyageurs. Le soleil apparaît par intermittence, trouant d’espaces lumineux la terre brunâtre ici et là. Dans le lointain se dessinent les premières collines. Ballup s’approche lentement, mais la route est encore longue, pas vrai, Beau Gosse ?

AK

4 commentaires sur “Jour d’asphalte (6)

  1. Houlala, j’ai pris un sacré retard ! D’ailleurs je ne reçois de nouveau rien de tes news ! (je viens de te choper chez Alma) Je vais de ce pas me réabonner, ça ne sera jamais que la 3 ou 4èm fois !

    Aimé par 1 personne

    • C’est toujours un plaisir de t’avoir comme passagère dans mon petit Pullman).
      Pour « jour d’asphalte », essaie de reprendre au début pour plus de compréhension ( lien en bas du texte : Jour d’asphalte 1982).
      Bienvenue donc !

      Aimé par 1 personne

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