Jour d’asphalte (7)

(Je demande à John de mettre la radio en sourdine. Un crime par minute, un viol toutes les trois, pas le temps d’écouter le dernier tube du jour que déjà flac ! Trois crimes et un viol sur les téléscripteurs… Le brouillard s’est définitivement levé ; je coupe le chauffage. La buée a regagné les gorges mutiques des voyageurs. Le soleil apparaît par intermittence, trouant d’espaces lumineux la terre brunâtre ici et là. Dans le lointain se dessinent les premières collines. Ballup s’approche lentement, mais la route est encore longue, pas vrai, Beau Gosse ?)

A présent John est plongé dans la lecture d’un magazine, laissant son sac bleu à franges rouges entrouvert, qui recèle son contenu intime : brosse à dents, rasoir, quelques bouquins dont sans doute il n’achèvera jamais la lecture, bien que les écornant toutes les trois pages. Il sourit avec une joie d’enfant, occultant toute déprime, absorbé dans les réflexions d’un monde apparent où miroitent les perspectives d’un rêve infini.Moi je fixe la route avec toute l’assuidité de mon regard, croisant quelques rares camions surchargés, sans comprendre pourquoi les gens manquent si souvent d’imagination, pourquoi ils sont incapables de suivre des chemins biscornus qui courent vers mille nouveautés, mille découvertes dont chacun d’eux capterait au hasard cette part essentielle de réjouissances que l’habitude ne peut détruire.

Les ingénieurs conçoivent au plus pressé des bâtiments infâmes, des routes remplies de nids de poules, et cela pue l’ennui. Arriver, arriver sans profiter du parcours, mais bon sang que cette ligne droite est désespérante. Cent kilomètres avalés dans la plus parfaite indifférence, le plus complet laxisme, exprimant avec plus d’ironie encore que je suis le jouet d’une réalité que je n’ai pas choisie, identique à celle de la plupart des voyageurs que nous transportons, John Carpenter et moi, Rudolf Steiner. La marmelade qu’entretient ma cervelle ressemble fort à cette ligne blanche menant nulle part. Ce moteur ronronnant plein d’engrenages graisseux manipule mon destin, les mains collées sur le large cercle de métal que l’on appelle volant. Volant, quel drôle de mot, quand ceux des avions ont pour nom manche à balai. Je biaise, tirant à moi l’immobile hypothèse d’un survol irréel au-dessus de ma condition terrestre, et la ligature de mes mains sur le volant, comme l’omniprésente attention de la conduite m’obligent au silence. La radio est en veilleuse. Les passagers somnolent. Bientôt deux heures qu’ils sombrent dans les vibrations du moteur. Tous sauf un.

Un nègre, au sixième rang, à droite. Il regarde fixement le paysage défiler devant ses yeux. Entraîné dans sa rêverie, il ingurgite les dernières images, les souvenirs anciens d’un lieu où il vécut jadis, qu’il quitte à présent malgré lui, par la force malfaisante d’un mauvais coup du sort. Je l’ai surpris à deux reprises lisant un prospectus touristique. Il porte de grosses lunettes à double foyer. Étonnant destin en effet que celui d’Eugène Misternal, depuis ce jour où il quitta comme d’habitude depuis dix ans, son bureau où il occupait la fonction de comptable. Il replaça correctement un pan de sa chemise dans son pantalon de toile grise, y engouffra son ventre débordant et rajusta sa ceinture. Malgré ses trente cinq ans bien sonnés, Eugène ressemblait encore à un adolescent précocement vieilli par l’abus de lectures dans des endroits mal éclairés. Sa myopie dissimulée derrière des verres épais attirait à vrai dire peu le cœur des secrétaires et autres papillons féminins voletant autour de lui pour des motifs professionnels. Il butinait les parfums des employées les yeux plongés dans les dossiers rances et les vieux papiers.

Son sourire avenant, ce visage rond et jovial, séduisait uniquement la hiérarchie qui l’employait. Eugène jouissait d’une bonne réputation, qui au fil des ans lui fit oublier la solitude du célibat. Sa discrétion était telle que la seule personne qui le reconnut et le salua chaque jour était la concierge de l’immeuble dans lequel il vivait. Par contre, les jours de congé, on pouvait aisément le voir trottiner au matin dans les rues désertes, à la recherche d’un bureau de tabac, dans des quartiers inconnus de ses collègues, ou simplement pour le plaisir de marcher, ce qu’il faisait avec grâce et joyeuseté. Eugène ne ressemblait pas à cette catégorie de comptables fantasques qui, soudain frappés d’amnésie, partent avec la caisse de leur entreprise. Sa vie se partageait entre son travail et de longues balades dominicales. Il n’avait, peut-on dire, qu’un seul vice : il fumait. Une cartouche de cigarettes par semaine provoquait son lent suicide.

C’est ainsi que depuis deux ans, une maladie de sang l’obligea à prendre quotidiennement une dizaine de petits cachets multicolores, et quelques intraveineuses une fois par semaine. La routine, finalement, avait fini par l’emporter et ces petites misères ne constituaient guère plus qu’un mécanisme supplémentaire dans sa vie banale. Eugène pensait que de toute façon toute chose porte en soi son contraire. Ainsi sa consommation réduite de tabac lui permettrait-elle de se balader à toute heure, quand il aurait dû se trouver dans la tombe depuis des mois.

Cependant Eugène gardait jalousement le secret de sa maladie, malgré les propensions de ses collègues à entamer d’interminables discussions sur les maux de tête d’untel, la défaillance du foie, de l’estomac de tel autre au sortir d’un repas copieux et fort arrosé, des défaillances sexuelles d’encore un autre, sans parler des discussions féminines bien plus égrillardes. Seule entrave à ces rituelles parlotes, la période estivale qui approchait. Tout le monde parlait alors vacances. L’établissement fermait au mois d’août. A l’approche de ses congés, Eugène voyait ses soins doubler, afin de passer son mois de repos sans contrainte. Les intraveineuses se succédaient, et ces injections de cortisone eurent un effet anormal, dramatique pour Eugène.

De retour de vacances, il constata que sa peau noircissait. Ses cheveux, bruns et raides, devenaient plus fournis, et frisaient avec une surprenante rapidité. Fin août, l’entreprise rouvrit ses portes. Eugène fut accueilli par des sifflets admiratifs de ses collègues, qui crurent qu’un tel bronzage ne pouvait s’obtenir que sous les tropiques les plus chaleureux, et non comme ils le constataient avec une once de jalousie, sur les plages bondées de la Côte d’Azur, sous les champs de parasols scotchés les uns aux autres, sans parler de ceux qui avaient été se dorer sur la Côte d’Opale. Les mois passèrent, les chairs rosirent, puis pâlirent, cachets d’aspirine. Seul Eugène Misternal, sous l’effet désastreux de la cortisone qui empêchait le fonctionnement normal de ses glandes surrénales , entraînant une intense et excessive mélanodermie, intensifiait son aspect négroïde. (…)

AK

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