les babillages de Chinette, les coloriages de Chinou
(De retour de vacances, il constata que sa peau noircissait. Ses cheveux, bruns et raides, devenaient plus fournis, et frisaient avec une surprenante rapidité. Fin août, l’entreprise rouvrit ses portes. Eugène fut accueilli par des sifflets admiratifs de ses collègues, qui crurent qu’un tel bronzage ne pouvait s’obtenir que sous les tropiques les plus chaleureux, et non comme ils le constataient avec une once de jalousie, sur les plages bondées de la Côte d’Azur, sous les champs de parasols scotchés les uns aux autres, sans parler de ceux qui avaient été se dorer sur la Côte d’Opale. Les mois passèrent, les chairs rosirent, puis pâlirent, cachets d’aspirine. Seul Eugène Misternal, sous l’effet désastreux de la cortisone qui empêchait le fonctionnement normal de ses glandes surrénales , entraînant une intense et excessive mélanodermie, intensifiait son aspect négroïde. (…))
Les vacances de Noël vinrent. Comme à l’accoutumée Eugène prit une semaine de repos ; les chiffres fatiguent et lorsqu’en sarabande s ils parcouraient le crâne crépu du pauvre comptable, il devenait urgent pour la bonne marche du service de décrocher une petite semaine de repos. Ce fut exactement durant cette période que la mutation s’acheva définitivement. L’épatement du nez, la bouche lippue, la voix plus rauque, ce corps rondouillard d’un noir d’ébène à l’exception toutefois des paumes des mains et de la plante des pieds, tous ces éléments mêlés, parfaitement incrustés dans sa chair confirmaient la certitude d’Eugène quant à l’irréversibilité de sa métamorphose. Une semaine si petite, si courte dans l’existence de cet homme de trente cinq ans avait suffi à tout bouleverser. Il était à présent méconnaissable, et en eut la preuve flagrante en descendant de chez lui, quand la concierge l’interpella pour savoir ce que faisait ce nègre dans l’escalier. Il répondit, après quelques secondes de stupeur, qu’il venait de chez monsieur Misternal, et sortit. Il se dirigea ensuite vers son lieu de travail, où il se heurta au cerbère de l’entrée qui refusa de le laisser passer. Eugène ébaucha un geste pour saisir son portefeuille , mais se ravisa : la photo de sa carte d’identité représentait un homme blanc. Il s’excusa et fit demi-tour, laissant le gardien incrédule contempler la démarche trottinante de l’épais petit nègre. La situation d’Eugène passa de préoccupante à catastrophique, ses papiers devenus inutilisables le mettaient en péril en cas de contrôle policier, et il savait que les noirs les arabes et les jeunes formaient la cible favorite des flics désœuvrés.
Il trouva un photomaton où il se fit tirer le portrait puis rentra chez lui, esquivant le regard de la concierge dont en général un œil était fixé sur l’escalier et l’autre sur la télé. Du mieux qu’il put, il changea la photo de sa carte d’identité, laissant de côté divers autres papiers devenus désormais sans valeur. Il rédigea sa lettre de démission, la mit dans une enveloppe, puis la posa sur un coin du buffet. Il ne sortirait plus aujourd’hui, effrayé par la bignole au strabisme divergeant. Curieusement, bien que toute cette médecine ingurgitée régulièrement depuis des années en soit la cause, il se portait très bien et décida sur le champ de mettre fin aux intraveineuses et aux pilules multicolores. Cette décision prise, il se versa un verre de Téquila, s’installa confortablement dans un fauteuil, et se mit à envisager le noir avenir reflété dans la grande glace du salon. Il tenta alors de classer chronologiquement les urgences. Il devrait tôt ou tard quitter son logement, chercher du travail, son chéquier rendu inutilisable par la présence de sa photo sur les vingt chèques encore disponibles, précaution supplémentaire contre le vol lui avait-on précisé à l’agence bancaire. Quant à la banque centrale, ses copinages de comptable feraient en sorte que, connaissant trop de monde, on l’arrêterait pour vol de documents, ou usurpation d’identité. Plus d’argent, donc. Enfin, cette peau, ces mains de nègre, ce visage typé avec lequel désormais il devait vivre.
Il se leva très tôt en ce rude hiver, courut au kiosque le plus proche acheter les journaux du matin, puis entra dans un bar où, sous les néons, une dizaine de personnes, l’œil chassieux, cochaient déjà les offres d’emploi. Dans la colonne comptabilité, il cocha deux offres intéressantes. Il attendit l’heure d’ouverture des bureaux, téléphona pour prendre rendez-vous puis se rendit aux adresses indiquées. Les jours suivants ses démarches se soldèrent par les mêmes refrains des chefs du personnel, monsieur je ne puis vous donner une réponse dans l’immédiat, car d’autres candidats doivent se présenter ; néanmoins nous vous joindrons dès que possible afin de vous transmettre notre réponse etc. En clair, pas de nègre pour la comptabilité -parfois frauduleuse pensait Eugène- de notre entreprise. Une quinzaine de jours passèrent ainsi.
Eugène quitta définitivement son appartement et fut hébergé dans un foyer de travailleurs où le conduisit un autre type de couleur rencontré dans une salle d’attente d’usine dans laquelle on embauchait quelques ouvriers sans qualification. La situation de ces personnes n’était pas plus reluisante que la sienne, ce qui le consola un peu amèrement, mais lui fit reprendre espoir. Il trouva ici et là de petits boulots intérimaires, certains dégotés grâce à la solidarité des occupants du foyer.
Puis, un jour pluvieux de mars, alors qu’Eugène en compagnie de plusieurs autres hommes désœuvrés, s’initiait à la pratique des cartes à jouer, un type entra, également de race noire, habillé très classe. Il appela Eugène, et, en aparté, lui proposa une place pour Marseille et un bon boulot à la clef. Celui-ci accepta immédiatement, et partit le lendemain par le premier train.
On le retrouva plus tard sur les places publiques, au vieux port, devant les terrasses des cafés, dans les marchés de pas mal de villes de Provence. Il vendait à la sauvette des bibelots, des tournevis, des montres, des briquets, des colliers, des sacs à main et des casquettes griffées OM. Vint un jour où, les contrôles de police se succédant, un flic plus futé que les autres, resta dubitatif devant les papiers du nègre qui lui faisait face. Comment ce noir au nom et à la nationalité française en était-il venu à vendre semi-légalement tout ce bric-à-brac gottliebéen sans valeur ? Se faisant plus tatillon, le flic entraîna Eugène au commissariat de quartier. Ses explications parurent si farfelues quant à sa métamorphose qu’elles firent sournoisement rire l’inspecteur de service, qui se rendit alors compte de la supercherie : la photographie n’était jamais passée au marbre mais grossièrement mise en relief, les cachets administratifs ne formaient plus qu’un pâle reflet d’exactitude sous l’œil avisé du représentant de la loi, qui se dispensait fort bien de lunettes à double foyer pour découvrir la vérité.
Le surlendemain un avion s’envola pour Bamako, transportant à son bord un dénommé Mamadou Akendengué, alias Eugène Misternal.
John s’agite à mes côtés, le bistrot où nous devons faire halte et remplir le réservoir durant la pause se dresse à trois cents mètres. Il est temps de déclencher le système d’atterrissage .
« – Attachez vos ceintures, m’sieurs dames, le courrier de l’Ouest arrive par pneumatiques ! » s’exclame John, sans se douter de l’opportunité de son message.
« – Bamako, tout le monde descend ! » renrchéris-je.
J’abaisse la manette du clignoteur et dirige le bus vers le parking. Nous nous garons. Pause café.
AK
Très jolie plume. Hâte de lire la suite!
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Voilà un comptable qui va mettre de l’argent au noir !
Bonne journée, illustre Ka
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rouge, et à bientôt pour la suite.
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Toujours pas occis, le bonhomme 🙂
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Pauvre Eugène ! la méchante Alma voudrait que je t' »occisse » (de Strasbourg ou de Francfort?). Chante nous « je suis allé à Bamako, j’ai trop souffert! »
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Non je pensais qu’il arriverait un dimanche à Bamako 🙂
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