les babillages de Chinette, les coloriages de Chinou
(Nous avons atteint les premières pentes des collines et dans la succession de virages dans lesquels nous brinquebalons, impossible de dépasser cette vieille guimbarde pilotée par un nain octogénaire, sourd aux invectives réitérées de John. Celui-ci enrage de la perte de temps subie par l’excès de lenteur de cette caisse à savon. Finalement nous parvenons à la doubler, dans un concert de rugissements mécaniques, d’injures et d’avertisseur. Onze heures trente. Nous approchons de Ballup, après avoir parcouru cent soixante dix kilomètres.)
Petite ville limitrophe de la région des plaines, Ballup est une citadelle prospère et agricole où se rendent chaque semaine des dizaines de fermiers, maquignons, pour vendre leur production, leur bétail, et engraisser les banques. Gros bourg enrichi par les grasses terres alentour, habité par des générations de sédentaires au teint rougeaud tel est Ballup où nous gagnons sans encombre la gare routière, déserte en ce lundi matin. Je saute du bus et ouvre la soute à bagages. Deux gros colis à déposer. Un des employés, Boog, sort du bureau des messageries et vient à ma rencontre. Je lui lance un « salut Boog ! » auquel il répond :
« -Aye Rudolf aye John ! Vous nous apportez enfin les fameux colis ! »
John sort à peine son nez du bus.
« – Pourquoi fameux ? Demandé-je.
« -Eh bien, ce sont les tuyaux indispensables à la bonne marche du PMU ballupain.
« – Toujours ton vieil humour, Boog !
« – Mais c’est vrai les mecs ! Ces tuyaux servent à la bascule qui pèsent le bétail et les chevaux de trait les jours de marché , et les jockeys, quand il n’y a pas de marché.
« – Mais il n’y a pas d’hippodrome ici, dis-je, si mes souvenirs sont bons. »
Boog nous fixe d’un œil complice, et susurre d’un ton confidentiel :
« – L’hippodrome est dans l’escalier.
« – …
« – C’est là qu’ont lieu les courses d’hypocondriaques ; on les fait courir harnachés comme des chevaux, et on parie dans leur dos. C’est illégal, mais c’est bon pour leur santé et pour nos bourses, pensez ! Quand ils arrivent au sixième étage, continue Boog en m’indiquant du pouce l’immeuble qu’il a quitté à regret tout à l’heure, et qu’ils se rendent compte qu’ils en étaient capables, quelle euphorie, mieux que la psychanalyse ! »
Nous nous marrons. Puis je regrimpe dans le Pullman, laissant Boog hilare sur le quai. La portière se referme en s’essoufflant, cependant que deux ou trois passagers s’agitent, faisant quelques allers-retours dans le couloir central avant de regagner leur siège. Le voyage commence à être longuet pour certains. Nous traversons prestement Ballup, non sans saluer au passage l’imposante statue en bronze de la célébrité locale. Ce n’est plus un geste rituel, mais un simple automatisme. John apprécie beaucoup de faire la nique aux statues, cela le met de bonne humeur pour quelques quarts d’heures. S’il pouvait appuyer sur toutes les sonnettes de la rue que nous empruntons, il le ferait en jubilant, et sans se gêner, un vrai gamin !
« – Toujours aussi taciturne ce con de Boog ! me dit John. A peine s’il a sorti sa carcasse molle hors de son bureau ! »
Je ne réponds rien. Il enchaîne :
« – Il est comme tous ces gens qui ne savent pas profiter de la rue. Regarde-les trotter ! Sans cesse à essayer de devancer leurs pas et pas un pour s’arrêter dans le flot, humer l’air et se dire « ce quartier est vraiment pourri ! », et changer de domicile, de région, pas un Rudolf, crois-moi. Nous notre boulot implique une constante bougeotte. Même lors de nos étapes nocturnes nous continuons à nous remuer, ne serait-ce que par curiosité, solitude, que sais-je ? Moralité : nous avons des tronches de poètes ! Toi Rudolf tu as trente quatre ans, mais sais-tu que tu n’en parais que la moitié ?
« – N’exagérons rien !
« – Si sin dix sept ans ! Certes ton système pileux est très développé pour ton âge, mais pour le reste tout colle : timidité d’introverti parfaite, peau translucide picotée de points noirs et de petits boutons d’acné, menton en galoche et imagination branquignole ! »
Je souris de ce portrait hâtif que Beau Gosse vient de brosser. Il ne correspond à rien de précis, mais son lyrisme duveteux m’émeut. Chercher l’autruche. Soudain, John se précipite pour hausser le son de la radio. « Écoute çà ! « s’exclame-t-il , réjoui. Il jubile. Un archétype de rock’n roll ringard passe sur les ondes. Il en raffole. Il s’excite sur son siège, pendant qu’une voix exulte par le haut parleur :
« Marcel tu n’es pas à l’heure
« Tu dois encore te faire du beurre
« Avec la machine à chewing gum
« Non Marcel tu n’es pas un homme ! »
La musique se déroule dans un rythme endiablé, mêlant riffs de guitares et roulements de tonnerre drumiques. John se plie en quatre de plaisir alors que file un second couplet :
« Pour un terroriste ça la fout mal
« D’attenter à la pudeur des mâles
« Alors Marcel arrête de remâcher
« Tous ces fantasmes, faut cravacher ! »
Heureusement pour mes oreilles une ligne à haute tension bordant la route perturbe les ondes hertziennes suffisamment longtemps pour que John se calme et rabaisse à un niveau normal la sonorité du poste. Il est juste midi. Flash d’informations. La speakerine débite ses banalités quotidiennes : suite d’un procès retentissant, mesures sociales et fiscales du gouvernement, conflits endémiques un peu partout dans le monde. Chronique faits divers, un homme a tué sa femme en l’étouffant de prévenances semble-t-il, puis s’est constitué prisonnier au commissariat de quartier. John rigole encore. Des histoires pareilles, chacun d’entre nous peut en être le héros. Quel intérêt de raconter un crime passionnel sans tenter d’en expliquer les motifs, la supercherie de l’acte déguisant la profondeur du geste ? L’auditeur se soumet à deux écoutes qui lui échappent. D’un côté la politique, internationale ou intérieure, aux déguisements subtils et hermétiques, ronds de jambes et dessous de tables, de l’autre l’aspect social coincé dans son mythe de superbe tragédie, et dont l’existence ne se traduit que par la théâtralité. Sous prétexte d’informer on statufie la pensée unique dans le bronze du non-vivre.
Un aboiement de chiot dans le couloir me distrait. Un homme transbahute en effet, dans deux petites malles en osier un chiot et un chaton. Pauvres bêtes soumises non seulement à l’homme mais aussi à ses inventions. Combien ce petit chien dans la vitrine ? Mais c’est votre fils, madame !
AK
Très bien écrit, j’adore votre façon de me transporter dans l’histoire.
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