Jour d’asphalte (14)

(Nous partons d’un grand fou rire, énorme, , qui oblige John à me céder le volant, tout en roulant. Les clients doivent se poser des questions sur notre aptitude à conduire un autobus. Ce n’est pas la première fois. En fait, il n’est pas rare que nous nous interpellions avec des dialogues absurdes, John et moi. Toute une journée de route n’est pas une sinécure et la cogitation permanente, liée au défilement de la bande centrale nous force, parfois malgré nous, à de temps en temps bifurquer vers d’autres chemins que ceux de la raison.)

Douze heures quarante cinq voit le déploiement des papiers gras qui enveloppent les repas d’une grande partie des voyageurs. Ils tirent des filets à bagages des sacs en plastique regorgeant de victuailles, étalent le tout sur une serviette placée sur les genoux et découpent diverses parts de nourriture, tachant leurs doigts, la graisse dégoulinant sur le sol, les sièges… Un désastre ! Le jeune Mac Pherson grignote les barres de chocolat subtilisées tout à l’heure dans les rayonnages du libre service. C’est l’heure à laquelle les cervelles s’écoulent lentement vers les estomacs, via l’œsophage. Seule la beauté brune reste impassible, observant chaque détour de la route entre les collines, en quête de quiétude. Autre sensualité à l’opposé d’une Maggy Mac Gee, joyeuse, plein sourire et rousse, soulevant le coude dans le pub accompagnée des villageois subjugués par ses rondeurs. Je lis dans ses yeux la brûlure qu’opère l’aveuglement affamé des autres passagers. Sa poitrine palpite, engoncée dans son soutien gorge, exténuée par le constant remue-ménage des gens, , les cahots du véhicule. Et à mon tour je m’enfonce dans les iris bleus de Maria Casabianca, mêlant mes souvenirs à ce corsage en dentelle qui déclinait son identité de femme subtile. Maria Casabianca sondait le tréfonds de mon âme en fixant mon regard égaré quelque part dans son reggipetto. Le blême soleil de mai incrustait sur sa chair la laitance d’un souvenir enfantin. Nous étions installés à la terrasse d’une pasticceria et contemplions, dans son bassin cylindrique, un énorme poisson recrachant un minuscule filet d’eau. Verbania. Le lac Majeur aux reflets argentés, eaux descendues des rives richissimes ; Maria souriait à la vue de ce spectacle inhabituel, enchantement d’odeurs et d’architectures délicates. Luxuriant corsage où palpitait un cœur. L’eau calme, lecture ensommeillée d’un doute, brisée par une flottille de traghetti assurant la liaison entre les rivages du lac et les îles Borromées.

Maria Casabianca évoqua le silencieux Loch Lomond, si proche de cette solitude greffée à notre amour. Puis ce fut le monstrueux Loch Ness qui étendait son étroite platitude jusque vers Inverness. Nessie en noir et blanc, coupures de journaux dans les pubs, ivrognes chaloupant le long des rues sales, visages marqués par la tare alcoolique ; mais des amis, aussi. Je lui parlais, pour la énième fois, du déclic amoureux survenu à Newcstle upon the Tyne, lorsqu’elle s’était mise à sautiller comme une gamine jouant à la marelle sur les dalles du trottoir. Nous rîmes. Mes lèvres soudain se pincèrent. Il me sembla que les gens alentour marchaient en crabe. Le monde chavira. Nos rires mentaient, nerveux. Le gros poisson de la piazza d’un mouvement brusque de sa nageoire caudale replongea dans l’eau rêveuse, sans bruit.

Mon visage ensanglanté chercha Maria, Verbania, le lac Majeur. La pièce était obscure, l’espace rétréci, un ardent soleil électrocutait mon champ de vision. Maria hurla dans un angle de la pièce, lointaine. Mes sens réagirent instantanément. Les îles, mon amour, les îles ! Une gifle claqua contre mon cri, une insulte déchira ma peau. Le gros poisson de bronze devait se noyer dans son maigre filet d’eau. Corsage bordé de dentelle, maculé de sang. Sous-sol, paupières rabattues sur la vie en fuite. Maria, femme sublime, souviens-toi, Barcelone, ses pigeons estropiés. Le parque Güell avec ses colonnades penchées derrière lesquelles nous jouions aux quarante voleurs, Maria, passiflore offerte aux prunelles du Tibidabo, du monde, pourquoi sommes-nous là, à présent ?

Plaintes rauques, fenêtres grillagées, brreaux. Maria sous les combles me prenait le bras ; nous descendions dans les rues chaudes et humides, déambulions dans cet univers cosmopolite que génère l’imagination. Parfois, inopinément, elle lâchait ma main et s’enfuyait en courant, et je la rejoignais en flairant dans la foule son parfum de musc. Elle m’accueillait en riant, évanescente. Sa bouche colorée avouait mille forfaits perpétrés durant notre courte séparation, boutiques dévalisées dont elle exhibait les bagues, les colliers, les flacons aux senteurs exotiques. Nous ne rentrions que fort tard dans la soirée dans la pension de famille, la casa de huespédes, où une vieille duègne devant sa télé nous tendait la clef avec un buena noche en prime. Et par la fenêtre ouverte s’enfuyaient nos soupirs amoureux. Moustiques, ombres, silhouettes silencieuses sur le canapé, ressorts à nu, lame étrange qui miroite sur la tranche de lumière violente. Crime contre l’humanité, torture froide, pourquoi posent-ils ces questions ?

Leitmotiv robotisé. Sang répandu sur les rires, sur l’insouciance enfantine, le monde changeait entre nos mains, fruit sucré au goût de lèvres, Maria étanchait ma fièvre. Nous voyagions sans autre trouble que le nôtre.

Papiers gras des tortionnaires, canettes en aluminium jonchant le sol, mégots incandescents propulsés par des doigts aveugles ; Maria, marine aux pieds emprisonnés dans les algues vertes, pantalon retroussé jusqu’aux genoux, pataugeait dans l’eau fraîche des Shetland, entre deux pauses de travail. Les mouettes, par centaines, grappillaient les restes des poissons décortiqués qui s’amassaient dans la pestilence et seraient réduits en farine pour les animaux.

Nos promenades longeaient les murets de tourbe séchant à claire voie, indispensable matériau dans cette île sans arbres. Dans la luminosité constante de ce début d’été, un vent vif courait sur les collines désolées où pliaient gaiement les touffes étranges de queues de lièvre, parmi les moutons à la laine épaisse se blottissant dans les excavations du terrain, à l’abri de ce vent qui semait la folie chez tous les autochtones. Maisons de pierre aux entrées protégées, vestibules hermétiques. L’amitié écossaise naissait à chaque coin de rue, sur chaque tabouret du public bar. Maria m’accompagnait souvent vers le petit cimetière de Lerwick où, adossés au mur, nous regardions partir les bateaux de pêche ou de prospection. Nous y attendions l’ouverture du Queen’s, cet hôtel aux pieds dans l’eau, l’unique lieu qui soit ouvert le dimanche.

Sa chevelure chatoyait de mille feux, liens imaginaires entre ces espaces légendaires et notre réalité ensorcelée. Innombrables ilôts déserts, falaises abruptes, navires échoués dans nos mémoires, Maria s’évanouit sous l’excès de douleur. Les miasmes envahissaient la pièce. Ils urinaient, déféquaient dans un angle de mur, ne voulant pas nous laisser de répit. Soleil synthétique brûlant ma rétine, Maria endormie, je pénètre dans ton rêve, les îles ? Perdues, gaspillées, cinquante ans nous séparent, baie de Naples, d’Alger, crayons de couleurs sur ton corps, Casabianca, tes lèvres sanguines embrassent ma perspective déchirée. Ta peau aussi transparente qu’indolore contre le crime d’avoir vécu sans trouble que le nôtre la rondeur de la terre.

Ils se mirent à parler entre eux. Maria geignait, et entre deux hoquets m’appelait. A tour de rôle ils me giflèrent, me crachèrent à la figure, puis sortirent. Maria se traîna jusqu’à moi, délia la corde qui enserrait mes poignets, me délivra du divan. Le silence descendit à nouveau. Ils ne nous arracheraient plus le guide, le secret de notre vie commune, propriété inviolable. J’aidais Maria à se relever, et nous marchâmes avec difficulté jusqu’à la fenêtre ai le rideau épais. Une lumière brisée inonda la pièce, mettant en relief l’étendue des dégâts, du gâchis. Puis, nous tournant vers l’extérieur, nous les vîmes, en hordes compactes, de nouveau partir en vacances.

Je n’ose pas les regarder. Leurs mastications grimaçantes m’écœurent, pèsent sur mon estomac comme un billot de bois. Mes mains crispées sur le volant empoignent la hache fatidique qui tranchera le grotesque de ces distorsions masticatoires, garrots inconscients étouffant toute sagesse, tout partage convivial ; qu’on leur coupe les oreilles pour les redistribuer en salades nutritives aux affamés qui en sont privés depuis des lustres !

John me tend une aile d’Icare tombée du ciel :

« – Mange, c’est du poulet de grain !

« – Je n’ai pas faim, merci, lui dis-je.

« – Mange mon vieux, t’es amoureux ou quoi ? »

Je ne réponds pas. Un regard rapide dans le rétroviseur où Maria, marmoréenne, dénude le paysage. Cette faim là dévore, consume, mais ne se consomme pas. Rouler, rouler des heures, basta, ici : nulle part, ailleurs, n’importe où, et moi au milieu fonçant sur le sillon macadamé. Sous l’arc en ciel des témoins lumineux livrant mes yeux à la parfaite indolence, je dévore des kilomètres insipides.

AK

Festival photo à Bourisp (65) Olessia Venediktova

7 commentaires sur “Jour d’asphalte (14)

    • Je reconnais que c’est plutôt hermétique ! Preuve que j’étais déjà tordu il y a quarante ans. Depuis, je me suis légèrement redressé, mais maintenant je commence à me voûter ! Pauvre Karouge !😁 A force de se baisser il va peut-être finir par prendre son pied !
      Bonne journée Maëstro !
      PS: reçu ce midi « Métal Hurlant ». Il y a de quoi bouquiner (à première vue)

      Aimé par 1 personne

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