les babillages de Chinette, les coloriages de Chinou
Oh, la mère de Gus avait bien fait sa difficile parce que
Lena, bien que de souche honorable, était d’un rang inférieur à lui… Mais
Léna avait pardonné à la famille, elle s’était même admirablement comportée,
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rendant, comme il convenait, ses devoirs à sa belle-mère. Lena était une fine
mouche et savait y faire.
Gus n’ose pas dire tout haut que Lena avait été une bonne mère, une
bonne épouse… Enfin… Une soi-disant bonne épouse… Il ose encore moins
raconter le revers de la médaille, qu’elle avait un foutu caractère, discutant,
pinaillant sur tout, et tout le temps, pas une minute de répit, toute la sainte
journée elle était sur son dos. S’il avait avoué comment il l’appelait en douce,
Ramamay, La-Mère-tape-Dur, La Foudre, Malala se serait chargé de lui faire
rentrer les mots dans la gorge sans douceur. Et jamais tendre, jamais
caressante. Retournant chez sa mère sous le moindre prétexte pour ne pas
faire l’amour avec lui, beau résultat de son éducation chez les Sœurs. Léna
était sévère, et bigote, et froide.
Et l’histoire de la bouteille qu’elle lui avait cassée sur la tête,
carrément, devant tout le monde alors qu’il était en plein poker avec le juge et
les deux douaniers, il en est encore tout bouleversé. Il était devenu la risée de
tous ses copains et on se foutait partout de lui en ville. Elle avait même réussi
à le faire fâcher avec Savonnette, au point qu’il avait été dégoûté de Diego…
Gus tente de chasser de son esprit le grand regret de sa vie et aussi la grande
chance de sa vie, quand il aurait pu partir en France pour revenir ensuite
comme chef d’agence à l’aéroport de Diego, et même qu’elle avait fait une
scène jusque dans le bureau de son patron, et que sinon, il aurait une bonne
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retraite maintenant, en bon argent français, et peut-être bien qu’il serait
aujourd’hui le plus riche de la famille. Et Gus a les yeux de plus en plus noyés
et il ne comprend pas pourquoi il y a tant d’émotion en lui, pourquoi ça lui
fiche le cafard et il songe c’est loin tout ça et maintenant je suis bien
tranquille dans mon nouveau ménage avec ma petite fille.
Et parmi les visages figés des dames, si droites sur leur chaise, sur
lesquels les flammes des bougies font danser des ombres, il en est un qui
fascine plus que les autres, c’est celui de Bakoly, une sœur cadette de Lena.
Bakoly est assise légèrement en retrait et l’écart entre sa chaise et celles de
ses voisines n’est pas sans signification : les autres préfèrent garder leurs
distances. Et les dames évitent de se tourner vers elle, affectent de regarder
ailleurs, ne parlent qu’entre elles.
Car en dépit de sa cinquantaine largement dépassée, en dépit de la
modestie de son lamba et de sa méchante petite robe à fleurs toute simple,
Bakoly, à son insu, rayonne. Elle est la plus belle de toutes les femmes
présentes mais elle n’y pense pas. C’est depuis qu’elle est toute petite qu’on
l’appelle ainsi, Bakoly, c’est-à-dire Porcelaine, à cause de sa rare beauté, une
sublime combinaison de toutes les séductions propres aux femmes de l’Île,
celles dont les lointains ancêtres venus de l’Inde, de la Perse, de l’Arabie ou
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de l’Afrique croisèrent les navigateurs envoyés par les rois du Portugal, de
Hollande, d’Angleterre et de France. Le visage de Bakoly est une leçon
d’histoire. Seule des quatre sœurs à n’avoir pas grossi avec l’âge et les
maternités, il y a encore de la jeune fille en elle, une fraîcheur, mais dominée
par un maintien d’ensemble qui impose le respect. Quand on la regarde, on
songe à une divinité lointaine, une fille du Soleil dans quelque empire
précolombien.
Elle n’a pas un seul cheveu blanc et elle porte, impeccablement
séparées par une raie tracée au cordeau, de longues tresses brillantes qu’elle
est obligée de replier pour ne pas en être gênée dans ses tâches quotidiennes et
qu’elle lustre chaque matin à l’huile de coco. C’est sa seule entorse à une
sobriété absolue en matière de produits de beauté. Sa peau d’or et de cuivre
n’a jamais connu que l’eau et le savon. Et si on remarque sur son visage
quelques fins sillons qui attestent bien que cette femme n’a plus vingt ans, on
n’y voit aucun de ces plis profonds qui trahissent l’amertume, les chagrins et
les désillusions du passé. Car Porcelaine a été aimée et, bien que mariée avec
un homme de condition inférieure, elle a été heureuse avec son mari employé
de bureau et leurs sept enfants qui tous sont encore en vie. Le cadet vit
toujours avec elle à Tamatave depuis qu’elle est veuve et il émane, de la
maison de la mère et du fils, le même charme que celui par lequel, sans le
savoir, Bakoly envoûte ceux qui la regardent.
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C’est une maison de bois, construite sur pilotis pour la protéger des
inondations quand viennent les cyclones, et qui comporte trois pièces dans
lesquelles entrent le souffle tiède des alizés et les cris des oiseaux marins, si
bien qu’on a l’impression, après y être entré, d’être à la fois dedans et dehors.
Une maison baignée d’air et de lumière, à laquelle on accède par un chemin
de sable doré, aux murs recouverts de bougainvillées orange, rouges et
violettes.
Mais les frères et les sœurs de Porcelaine ne lui ont pas pardonné une
mésalliance par laquelle ils se sont tous sentis dégradés, une sorte de trahison
scandaleusement couronnée par une vie de bonheur. C’est seulement depuis
qu’elle est veuve que certains ont consenti à la revoir de temps en temps.
Et les dames aux lambas immaculés ont toutes repris à leur compte
l’hostilité de la famille envers Bakoly. Elles ne se gênent pas pour se
chuchoter à l’oreille la vieille histoire et la tache impardonnable de la
mésalliance. Mais on sent bien, par la distance qu’elles s’efforcent de
maintenir entre les chaises, qu’elles sont mortifiées par tant de beauté digne
et silencieuse.
Car Porcelaine ne parle pas. Elle a un secret, un secret qu’elle ne
confierait ni à Dieu, ni à diable. Le secret date du temps où Gus avait été
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transféré de Diego à la prison de Tamatave après la plainte de la Compagnie.
Chaque après-midi, Lena, toujours fidèle à ses devoirs d’épouse, allait lui
porter son petit sakafo5
. Les deux sœurs ne s’étaient plus revues depuis le
mariage honteux de Porcelaine, même pas depuis que Lena avait quitté Diego
et vivait désormais dans la même ville que sa cadette. Mais un jour, Lena n’y
avait plus tenu et, sortant de la visite à la prison, elle avait fait un long détour
par la maison de Bakoly. Lena était entrée sans prononcer un mot. Puis, la
grande sœur, si imposante, si solide en apparence, avait mis ses bras autour de
la frêle Bakoly et s’était effondrée, secoué de violents sanglots.
Alors seulement elle s’était laissé aller : elle avait raconté comment
Gus avait mis son cœur en miettes, comment elle avait du mal à tenir seule les
enfants, comment c’était dur pour elle de trouver de quoi nourrir sa famille.
Elle avait dit aussi, à travers ses larmes, que son plus cher désir aurait été de
faire faire des études à ses enfants qui tous étaient capables mais qu’elle
n’aurait rien, rien du tout à leur léguer. Lena avait envie de mourir. Elle était
même allée jusqu’à confier à sa sœur que, sans les enfants qui ne pouvaient
compter que sur elle, elle se serait déjà suicidée. Puis elle était repartie très
vite, fuyant les rencontres malveillantes qui auraient pu colporter l’histoire de
la visite défendue et c’était la dernière fois qu’elles s’étaient vues toutes les
deux.
5 Sakafo : repas.
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Et les dames qui ne peuvent s’empêcher de lancer des regards en
dessous en direction de Bakoly sentent leur cœur se pincer et elles savent bien
pourquoi. Les dames crèvent de jalousie.
Et Ndriana et Désiré songent Dieu que notre tante est belle. Et Gus,
remué par une sorte de repentir sur lequel il ne sait pas mettre de mots, n’ose
pas lever les yeux sur elle et Malala qui ne veut pas être séduit évite de la
regarder. Savonnette, lui, il s’en fout.
Il fait froid. Rasazy a repris la main sur le déroulement des opérations,
lancé un thème de choral et les chants sont repartis. Des chiens errants rôdent
dans la pénombre entre de vieilles touffes de bougainvillées racornies et
blanches de poussière à cause du manque de pluie. Des balles d’herbes sèches
qu’on aperçoit furtivement dans la faible lueur du dehors, roulent sans fin,
poussées par le vent qui souffle chaque nuit sur les Hautes Terres. Et les
chants montent dans l’air froid, graves et beaux. Et Ndriana songe ma mère
elle a tout vu.
Ndriana, quatrième rejeton de Lena songe à la dernière fois qu’ils
s’étaient rencontrés elle et lui et qu’ils avaient pu parler un peu ensemble.
C’était quand il avait commencé à travailler chez une Française comme
gardien. Cette mère et ce fils qui ne communiquaient guère s’écrivaient
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rarement mais s’écrivaient tout de même trois ou quatre fois par an, histoire
pour lui de la rassurer en lui prouvant qu’il était toujours en vie, ce dont elle
était bien obligée de se contenter, et pour elle de dire et redire qu’elle priait
pour lui chaque jour et de ressasser un certain nombre de recommandations
inspirées des Dix Commandements. Ces échanges entre la Mère et le fils, peu
fréquents chez les petites gens, étaient la preuve que la famille avait des
lettres et qu’on n’était pas n’importe qui.
Le jour de sa venue chez la Française pour voir son fils, Lena avait
voulu faire d’une pierre deux coups : elle était montée d’Antsirabe à
Tananarive d’abord pour remettre sur les rails le second de ses fils, ce grand
benêt de Serge, qui s’était fourvoyé dans une histoire d’amour ahurissante et,
par voie de conséquence, attiré les disgrâces du Ministère de l’Éducation. Il
s’était fait carrément renvoyer.
En réalité, Serge avait plaqué femme et enfants pour s’acoquiner avec
une séductrice, une enseignante comme lui, laquelle, soudain prise de
soupçons envers ce joli cœur qui s’était laissé si facilement détourner de ses
devoirs, n’avait rien trouvé de mieux, pour l’attacher davantage à son lit, que
de le laisser nu comme un ver après avoir dissimulé ses frusques dans un
endroit connu d’elle seule. Si bien que Serge n’avait plus reparu à son poste
pendant trois mois, puis, lassé de sa belle comme il le raconta plus tard, il
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s’était saisi d’un pagne de femme, avait sauté par une fenêtre et appelé sa
mère au secours.
Lena, après s’être acquittée de sa première mission, c’est-à-dire faire
réintégrer son fils dans ses fonctions d’instituteur moyennant quelques
cadeaux bien compris à ces Messieurs du Ministère, avait voulu voir ensuite
ce que fabriquait Ndriana chez cette vazaha6
, si l’emploi était bien réel et de
bon augure.
C’est la Française elle-même qui avait aperçu la première une femme
d’un certain âge, qui, au lieu de sonner franchement au portail, se démanchait
le cou pour tâcher d’apercevoir quelqu’un à travers les zozoros7
. Décidée à
éconduire une énième démarcheuse en broderies ou autre marchande de
soubiques, la maîtresse de maison alla elle-même ouvrir le portail et tomba
sur Lena qui lui dit que non, qu’elle n’était là que pour voir Ndriana, qu’elle
était sa mère.
La vieille Malgache parlait un français d’une qualité telle que la femme
blanche en fut impressionnée, voire quelque peu défrisée. Elle regarda cette
femme de forte stature, monolithique, effrayante avec ses yeux obliques, son
regard coupant comme une lame de rasoir, et ressentit l’étrange sensation,
extrêmement dérangeante, qu’en un seul coup d’œil, la visiteuse l’avait
découpée en tranches et savait déjà tout d’elle.
6 Vazaha : Étranger au village, au pays, et par extension, blanc ou touriste.
7 Zozoro : canisses.
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C’était midi. La Française proposa à la vieille femme de partager la
table assez bien garnie des employés de maison mais Augustine, la cuisinière,
pour laquelle toute faveur accordée à une autre qu’elle-même revenait à une
défaveur envers sa propre personne, ronchonna dans sa barbe assez fort tout
de même pour que chacun pût en profiter, que vraiment on était trop bon avec
les étrangers ici et que l’intruse n’aille pas se faire des idées. Si bien que
Lena, menton levé, avait décliné la proposition, qu’elle s’était simplement
retirée une quinzaine de minutes avec son fils dans la maison de gardien qu’il
occupait puis était repartie comme elle était venue… Lena avait toujours eu
un sens aigu de sa dignité.
Ndriana a cessé de chanter avec les autres, il en a marre, il regarde son
père. Il songe qu’il n’est venu au monde qu’en quatrième position, que ce
n’est pas du tout une bonne place dans les familles, que le quatrième n’est
jamais le préféré. Il avait reçu plus de coups de ceinture que de caresses.
Rebelle aux leçons de morale de sa mère, il s’était fourvoyé dans des histoires
rocambolesques, refusant de rencontrer le pasteur qui eût pu le morigéner un
peu. Mais, depuis qu’il recevait un salaire convenable, la famille ne crachait
pas sur les petits billets qu’en fin de mois il envoyait dans une simple
enveloppe par la poste à sa mère et dont elle redistribuait une partie aux uns et
aux autres en fonction des besoins les plus pressants. Ils n’ont plus rien à me
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reprocher, se dit-il, et cela le réconforte. Il y a comme une tendresse oubliée
au fond de Ndriana, c’est un fils qui n’a pas le cœur sec.
Il n’a pas du tout le cœur sec. Il regarde son père et se dit qu’il l’aime
bien. Il se souvient des temps ensoleillés de Tamatave quand son grand-père
maternel, le ferblantier qui avait fait fortune avec les bidons, les bassines et
les arrosoirs, leur avait acheté une 2CV et que Gus, le dimanche, emmenait
les gamins se baigner. Il aurait pu retrouver le coin de rivière les yeux fermés.
Et c’est Gus qui lui avait appris à nager.
Ndriana rêve et vole vers le passé à l’évocation de ce grand-père, un
original de génie, parti de rien et dont la réussite faisait encore l’admiration de
toute la descendance. Né d’un père misérable pourtant, un petit marchant de
bananes et de pistaches8
sur le front de mer, du côté de Fenerife Est et qui
s’était même fait fourrer en prison pour cause d’activités anti-coloniales. Mais
la ferblanterie, fondée entre les deux guerres, avait marché du tonnerre jusque
dans les Années Soixante. Ils en avaient tous profité. Ce grand-père-là, fou de
motos, en avait eu jusqu’à trois. Et moi qui n’ai même pas de quoi m’acheter
un vélo, songe Ndriana.
Il y a des lustres que Malala a claqué la porte au nez de son père mais
jamais Ndriana n’a voulu aller jusque là. Il a bien un peu honte de lui, cette
honte qui a pesé sur eux tous depuis que filles et père se sont enfuis de
8 Pistache : mot employé par les Malgaches pour désigner les cacahuètes.
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Tamatave pour aller vivre ensemble à Tana. Mais en même temps, il y a une
sorte de compréhension dans l’esprit de Ndriana, parce qu’ils sont un peu
pareils, Gus et lui, aimant le jeu, les dominos, le poker, le fanorona9
, y passant
des nuits jusqu’à perdre leur chemise, aimant les femmes aussi, et l’alcool, et
les nuits blanches.
L’histoire avec sa sœur, il y pense rarement, il se contente de hausser
les épaules quand l’affaire revient sur le tapis. Et puis Lena qui était devenue
si grosse et qui avait tout le temps trop chaud, qui se promenait toute nue,
énorme, dans la maison, avec la sueur qui dégoulinait de partout et disant ici
je suis chez moi. Et le Père qui protestait, qui criait que ce n’était pas une
tenue et elle qui criait plus fort encore que là elle était chez elle et que ça ne
regardait personne. Mon père a dû être dégoûté, songe Ndriana.
Quant au suicide de Noro, il ne sait pas. Il ne veut pas savoir. Tout a été
dit. Les deux sœurs jalouses l’une de l’autre peut-être. Ou Gus qui l’avait
forcée. Ou qu’elle était enceinte. Noro avait été dévastée, il ne sait pas par
quoi. Ce n’est pas que Ndriana dédouane Gus des histoires passées mais c’est
son père tout de même. Et si celui-ci l’avait abandonné sur les trottoirs de
Tana, s’il l’avait chassé de chez lui, c’est que forcément, il le gênait. Chacun
sa vie, Ndriana ne juge pas son père.
9 Fanorona : jeu très populaire, presque exclusivement joué à Madagascar. Le support peut-être un plateau de bois,
une pierre ou tout simplement le sol… Les pions utilisés sont souvent faits avec ce qui peut être trouvé sur place :
cailloux, craie, boules de papier…
MF (à suivre)
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