Songes et mensonges (pages 30-40)

Quant au suicide de Noro, il ne sait pas. Il ne veut pas savoir. Tout a été
dit. Les deux sœurs jalouses l’une de l’autre peut-être. Ou Gus qui l’avait
forcée. Ou qu’elle était enceinte. Noro avait été dévastée, il ne sait pas par
quoi. Ce n’est pas que Ndriana dédouane Gus des histoires passées mais c’est
son père tout de même. Et si celui-ci l’avait abandonné sur les trottoirs de
Tana, s’il l’avait chassé de chez lui, c’est que forcément, il le gênait. Chacun
sa vie, Ndriana ne juge pas son père.
9 Fanorona : jeu très populaire, presque exclusivement joué à Madagascar. Le support peut-être un plateau de bois,
une pierre ou tout simplement le sol… Les pions utilisés sont souvent faits avec ce qui peut être trouvé sur place :
cailloux, craie, boules de papier…

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Il lui fait plutôt pitié lorsqu’il le rencontre, ce père à la mine
éternellement penaude, toujours l’air assis entre deux chaises, peinant à suivre
sa nouvelle femme, ne bronchant pas, accoutré d’un bermuda à fleurs et d’une
veste de velours à carreaux. Ndriana ne sait pas quoi faire quand il le croise
par hasard. Il a tendance à faire semblant de ne pas le reconnaître. Gus a tout
l’air d’un clown, un clown qu’il n’a pas osé présenter à Madame, l’autre jour,
quand ils se sont trouvés nez à nez dans les embouteillages… Et soudain le
regard de Ndriana se fige. Mais qu’est-ce qu’elle vient faire ici celle-là ?
Celle-là, c’est Sonia, qui débarque avec plusieurs heures de retard parce
que son taxi est tombé en panne à Ambatolampy, entre Tananarive et
Antsirabe, à plus de mille cinq cents mètres d’altitude. Elle a attendu
longtemps que le véhicule soit réparé, avec même pas en poche de quoi boire
un thé bien chaud à l’Hôtel du Pêcheur. Elle est gelée. Elle sait que tous ici la
méprisent, qu’ils ne veulent pas d’elle, mais elle est venue quand même. Au
dernier moment, elle a été prise d’un accès de rage et de fierté, elle a confié
Popo à ses sœurs et a dépensé toutes ses économies pour venir chanter avec
les autres.
Car après tout, qu’il le veuille ou non, Ndriana est le père de Popo et
Lena était sa grand-mère. Sonia n’a pas voulu manquer à ses devoirs de belle fille en quelque sorte, surtout envers une famille qui ne veut pas d’elle. Et
Ndriana, qui ne s’est pas levé pour la saluer, qui ne la regarde même pas, qui
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baisse la tête tout empêtré de lui-même, est incapable de décider si c’est bien
ou si c’est mal qu’elle soit venue.
Et les dames sont stoppées net dans leurs litanies. Elle restent bouche
bée en oubliant de chanter. Leur raideur et leurs visages fermés tiennent lieu
de blâme à la venue incongrue de Sonia.
Les yeux de Malala brillent de fièvre et de colère. Mon frère, il finira
dans les flammes. Et il lance à Sonia des regards noirs en songeant fille
d’esclave, fille de rien.
Malala le puritain songe aux histoires de Ndriana. Elles le fascinent et
l’offensent à la fois. Avec peut-être une pointe de jalousie vrillée au cœur
envers ce frère qui n’en a toujours fait qu’à sa tête. Malala songe au passé…
Quand Gus l’enfermait à clé dans la maison, il sortait par la fenêtre ou par le
toit. On n’avait rien vu, rien entendu, Lena l’appelait et il n’était plus là. Les
coups de ceinture ne l’ont jamais fait plier, plus on lui en donnait et plus il en
faisait. Il se prenait déjà pour un homme, mais les vols de vélos avec les petits
voyous du quartier, c’était encore Mère et le pasteur qui arrangeait les choses
avec la police, elle leur donnait des platées de beignets, pour vos œuvres,
qu’elle disait. Mon frère me fait honte, il n’a jamais voulu se marier comme il
aurait dû. Mère n’arrêtait pas de le sermonner…
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N’empêche que des histoires de femmes, il y en a eu. Et toutes celles
qu’on ne connaît pas. Cette liaison avec une femme mariée, à peine plus de
seize ans, et l’imbécile de mari qui faisait des études en France au lieu de
surveiller sa femme. Une femme avec trois gamins. Une honte. Et lui qui
promenait les gosses à la barbe du monde tandis que tout Majunga rigolait !
Elle l’a déniaisé puis elle l’a foutu dehors… Dès que le mari est rentré, allez
hop, dehors. Il aurait aussi bien pu se faire empoisonner. Mais ça ne lui a pas
servi de leçon, rien ne lui sert jamais de leçon, les histoires de filles de mon
frère, on n’a que l’embarras du choix.
Encore mieux, celle de Tuléar. Belle, à ce qu’il disait. Il lui avait même
offert un bœuf en cadeau de mariage, n’empêche qu’elle l’a plaqué aussi, pour
un prof de l’université… Elle a gardé le bœuf, naturellement, lui, il n’avait
plus un sou pour ramener l’animal à Antsirabe. Et le prof, il avait deux fois
l’âge de la fille… Et Tahitienne encore : c’était la première fois qu’il en tenait
une qui voulait de lui pour de bon. Mère avait tellement espéré de ce côté-là.
D’un père boucher, la boucherie, c’est l’avenir garanti, c’est la richesse, c’est
pas de l’épicerie comme ici… Des seins comme des melons qu’il nous
racontait, même pas honteux de dire ça, et ce prénom de Tahitienne, ça nous
faisait rêver… Puis il a dit que Tahitienne voulait le faire filer au doigt et à
l’œil, qu’il avait tout le temps vu ça avec Lena et Gus, que ça lui faisait peur
et finalement, il avait pris ses cliques et ses claques… Malala songe que c’est
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pourtant comme ça pour lui, qu’il obéit à Mia et aux parents de Mia, que le
mariage, c’est les femmes qui portent la culotte, que les hommes sont bien
obligés de s’en accommoder, que ce n’est pas si grave que ça. C’est la sagesse
de Malala.
Mais Ndriana aime l’aventure, la liberté et c’est ce qui trouble et
fascine Malala lorsqu’il regarde son frère. Démarcheur en dessous féminins
pour les Karana10, il adorait ça, il voyageait en taxi-brousse aux quatre coins
de l’Île, il faisait des rencontres, voyait du pays, il ne venait même plus nous
voir. Jusqu’aux émeutes de la faim, leurs boutiques incendiées, leurs
bagnoles. Tout a brûlé. Là, il a commencé à rire jaune, il s’est retrouvé coincé.
Quand Mère a entendu les nouvelles à la radio, il a fallu qu’elle vole à son
secours, comme pour un petit enfant, elle n’en dormait plus, elle l’a cherché
partout, questionnant les chauffeurs de taxis, les conducteurs de bus et elle l’a
repêché sur les trottoirs de Tana. Qu’est-ce qu’il serait devenu sans elle ? Il
aurait fait des coups, avec les voyous des rues. Et le remerciement ? Un
enfant ! Un bâtard avec cette guenon qui vient de plus bas que bas… Telles
sont les amères pensées que Malala ressasse en regardant son frère. Malala est
scandalisé, il a conscience de son rang. Et soudain, le fils cadet qui n’a jamais
quitté sa mère, se trouve comme envahi d’une coupable attirance envers ce
frère qui sent le soufre. Honteux soudain, il enfouit son tourment, il refoule la
10 Karana : le terme karana est une expression xénophobe désignant les Indiens musulmans émigrés à Madagascar à la
fin du XVIIe siècle, pour la plupart chiites. Dégradant à l’origine, le mot est passé dans le langage courant. Ils sont le
plus souvent commerçants dans les textiles ou la joaillerie.

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guenon, il ne la voit plus, il écarte toute pensée, il chante pour sa mère avec
ferveur.
Mais voilà que les hommes, de plus en plus imbibés de bière, ont fini
par ramener des bouteilles de rhum. Ils prétendent qu’il doivent bien se
réchauffer. Ils vont, viennent, puis se rassoient et chantent en donnant de la
voix.
Les dames ne veulent pas intervenir, elles font semblant d’ignorer la
beuverie, elles frissonnent à cause du froid et leurs membres, raidis de
fatigue, sont douloureux. Elles surveillent la trajectoire de la lune et des
étoiles, elles interrogent le ciel. Mais le matin est encore loin.
Désiré est le seul à se montrer bienveillant avec Sonia. Perdu dans ses
songeries, il chantait machinalement avec les autres lorsqu’il a pris
conscience de la venue de la jeune femme quand tout le monde s’est mis à
regarder dans la même direction. Il se lève, tend une chaise et une tasse de
café chaud sucré à Sonia puis il regarde Ndriana et constate tristement je ne
suis pas mieux loti avec Zo.
Et Ndriana qui a vu le geste de Désiré pense sans le dire que c’était lui,
l’aîné, le préféré de leur mère. Plus encore que Malala. Et Malala lui-même
savait bien que Désiré était le remède à tous les maux de Lena. Dès quel
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voyait Désiré, elle oubliait ses malheurs, elle rajeunissait, retrouvait des
forces et ses yeux brillaient.
Ndriana le sait bien aussi, il sait que pour Lena, Désiré, c’était la
réussite en chair et en os. Drôle de réussite, instituteur à Moramanga, dans
une sous-préfecture, et qui gagne moins que moi, c’est pas lui qui lui envoie
de l’argent, c’est le pauvre domestique que je suis… Domestique… Pourtant,
ils ont pu continuer leurs études, Serge et lui, jusqu’à ce que Gus soit foutu en
prison. Pour nous autres, les cadets, c’était fini, les études, y avait plus
d’études à espérer, plus d’avenir. De toute façon, je ne voudrais pas de
l’avenir de Désiré… Qu’il ne vienne pas, comme d’habitude, nous faire la
morale et nous extorquer du fric… Qu’il ne s’avise pas de jouer au chef de
famille ! Lui ? Chef de famille ? Il ne manquerait plus que ça !
Et Gus regarde son fils aîné avec amertume : dire qu’elle m’a chassé de
son lit pour dormir avec lui pendant des années ! Qu’elle l’a laissé téter
pendant des années ! Qu’elle n’avait même plus une goutte de lait alors que
moi, non, je n’y avais pas droit, je n’aurais jamais osé ! Ah ! Dès qu’elle le
voyait, elle fondait, c’était lui son grand amour mais pour moi, rien !
Et Malala, qui en veut à Désiré d’avoir si bien accueilli la guenon,
songe qu’il n’a pas son pareil pour se fourrer dans de sales affaires et que des
quatre frères, c’est encore lui le champion des histoires tordues.
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Les récents déboires de Désiré sont graves en effet. Comme il a sur les
bras quatre grands fils parfaitement rebelles au travail, qu’il s’est acoquiné
avec une jeunesse, une dénommée Zo dont les manières délurées ne doivent
pas être les moindres de ses soucis, comme enfin son maigre salaire de
fonctionnaire suffirait tout juste à le nourrir lui-même, Désiré s’était mis en
tête d’acheter à un grossiste chinois qu’il avait promis de payer à échéance,
une demi-tonne de riz qu’il avait entreposée dans sa cour en attendant de la
revendre bon prix au moment de la soudure. Or, voilà que les cinq cents kilos
de riz s’étaient envolés par l’opération du Saint-Esprit…
Naturellement, le grossiste avait porté plainte, fait pression sur les
autorités, délégué une meute familiale pour menacer l’instituteur jusque chez
lui, si bien que Désiré avait expédié Zo à Tananarive pour tâcher de trouver,
dans la famille, la somme à restituer. Mais, ni l’oncle exportateur de rabane,
qui roule pourtant en Mercedes mais qu’un solide sens des affaires rendait
complètement aveugle aux charmes de Zo, ni le bâtonnier qui en avait plein le
dos des embrouilles de la famille, surtout quand elles ne lui rapportaient rien,
ni Gus qui n’avait pas un sou vaillant devant lui, et encore moins les propres
frères et sœur de Désiré, qui connaissant leur aîné, ne lui auraient pas confié
un ariary11, personne n’avait voulu entendre Zo qui est rentrée bredouille.
11 Ariary : L’ariary est l’unité monétaire de la République de Madagascar
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Désiré espère un miracle pendant le court répit accordé par le Chinois en
raison du deuil.
Et Zo, qui entend rester libre, qui n’a pas d’enfant de Désiré et qui n’a
pas la fierté de Sonia, s’est bien gardée de venir se barber à la veillée. De
toute façon, elle n’y aurait pas été la bienvenue, elle le sait, elle a projeté de
s’amuser un peu pendant ces quelques nuits où elle n’aura pas Désiré sur le
dos.
J’avais peur qu’elle le laisse tomber et qu’elle reste à Tana pour faire le
trottoir pense Ndriana qui a de l’expérience et qui commence à être titillé par
une envie de ficher le camp. Et Malala pense c’est toujours comme ça avec
lui, si ça se trouve, il a tout perdu aux cartes.
Désiré est comme un brouillon des autres, un premier essai mal
transformé, petit, les fesses basses avec des jambes trop courtes, une peau
graisseuse et luisante qui voit rarement le savon, des traits bouffis d’avoir trop
bu pour oublier les promesses enfuies. Il n’offre guère l’image de la réussite
dont Lena était si fière. Tout en lui crie la pauvreté, le T-shirt douteux, le
pantalon avachi qui lui fait le derrière au milieu des genoux, les tongs aux
semelles minces comme du papier à cigarette.
Pauvre aussi son semblant de ménage avec Zo. Zo qui rapporte parfois
de petites sommes dont il préfère ignorer le comment, Zo qui fréquente la
boîte de nuit locale et se trémousse sur la piste jusqu’au petit matin sous des
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néons verts, Zo qui se laisse reluquer par de vieux Blancs boudinés dans des
chemises imprégnées de sueur ayant vécu leur journée, Zo qu’il suit jusque là
pourtant à travers les rues d’une ville outragée sur laquelle planent encore les
ombres des suppliciés de 47, et il reste là des heures à fumer cigarette sur
cigarette et à ne rien regarder à travers la fumée. Les yeux noyés d’alcool et
l’air indifférent, Désiré se fiche des jeunes Karana qui exhibent des chaînes et
des gourmettes en or et qui font circuler de rongony12, le rongony qui leur fait
les yeux rouges et leur colle des fringales qu’ils ont les moyens de calmer
tandis qu’ils se tordent de rire en lorgnant les pauvres danseuses avec tout le
mal qu’elles se donnent pour presque rien. Car c’est pour presque rien que les
plus jolies se vendront au petit matin.
Pour son malheur, Désiré a de la cervelle, tout comme sa redoutable
sœur et ceux de la fratrie. Mais Désiré a des lettres et il aime la poésie. Il aime
aussi se perdre dans les pensées. Et il a beaucoup aimé sa mère.
Tandis que les autres chantent, Désiré rêve. Et lorsque les chants se
taisent, il dit. Il dit que c’était il y a très longtemps. Il raconte à l’assistance
l’inondation de 59 après le fameux cyclone qui avait balayé Tananarive. Ils
étaient montés jusqu’au Palais de la Reine, pour voir. Il se souvient du
spectacle de désolation. Des souvenirs plus précis datent de 61-62. Il dit qu’il
revoit sa mère, toujours penchée sur la machine à coudre. À Noël 61, on
12 Rongony : cannabis
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n’était encore que trois gamins, dit-il, Serge, Nirina et moi. Père travaillait
déjà à la Compagnie d’aviation. Nous les gosses, on avait mis des habits
neufs, des chaussures neuves et on était passés chez le coiffeur. Père nous
avait emmenés à l’aéroport pour la remise des cadeaux aux enfants des
employés…
Et Désiré stoppe net son récit parce que son père écoute. Et il ne dit pas
que Gus, en arrivant à l’aéroport, avait rencontré des copains, qu’il avait
planté là les petiots qui ne l’avaient plus revu, qu’il était rentré à quatre pattes,
saoul comme un cochon et que sa mère avait fait une scène épouvantable qui
l’avait terrorisé et que c’est ça, le vieux tourment qu’il traîne depuis toujours
et dont il ne parle jamais.
Et il se souvient qu’elle pleurait tout le temps. Au début, quand Lena
était allée trouver le patron de la Compagnie, qu’elle lui avait demandé
fermement de muter Gus en province et qu’elle avait réussi à le faire nommer
à Diego où il ne connaissait personne, la famille avait connu une période de
répit. Mais Gus s’était vite fait des copains et pour rien au monde Désiré
n’aurait raconté l’angoisse de chaque soir qui l’empêchait de dormir. Car il
savait que vers onze heures du soir, Lena viendrait dans sa chambre en larmes
et qu’il devrait l’accompagner dans la nuit pour aller de bar en bar et ramener
son père soûl et puant à la maison. Et il ne dit pas qu’à la fin, Gus ne rentrait
même plus, seulement une ou deux fois par semaine pour changer de chemise,
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qu’il y avait des histoires de femme là-dessous et que son père lui avait
terriblement manqué, et qu’il avait terriblement souffert et que toujours Lena
accusait les autres d’entraîner son mari, en particulier Savonnette….

Michèle Ferrand (à suivre)

photo Pierrot Men

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