les babillages de Chinette, les coloriages de Chinou
Lena n’a jamais eu peur de la mort. Elle a toujours su que par un jour
froid, les vivants, ruinés par les frais d’une cérémonie dédiée à elle seule, lui
redonneraient vie, campés déjà sur le seuil du tombeau trois jours avant la
célébration, s’adressant à elle par des incantations, l’exhortant à partager la
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liesse et à festoyer dignement avec eux comme il faut faire, et les mots de
ceux du dehors résonneraient jusqu’au royaume des morts et elle entendrait
leurs encouragements à bien se tenir pendant la fête et elle se tiendrait bien.
Elle a toujours su qu’après sa mort, ses descendants organiseraient pour
elle ce retournement rituel de l’hiver, qu’ils viendraient boire, chanter et
danser avec elle après l’avoir portée de la nuit du tombeau à la lumière du
jour. Avec grand soin, ils retourneraient ses restes ainsi qu’on l’a toujours
fait : le paquet oblong de chair et d’os putréfiés, transféré par simple
roulement du linceul souillé au lamba de soie neuf puis enveloppé dans une
natte de rabane, neuve elle aussi, ficelé enfin selon le rituel au moyen de fines
cordelettes nouées sept fois. Lena savait tout cela, y songer l’apaisait. Elle se
voyait déjà, ligotée, secouée, lancée en l’air à bout de bras, les autres tournant
et dansant tout autour de sa dépouille dans la cacophonie assourdissante des
tambours et des cuivres, tous emportés par l’ivresse collective, abreuvés de
whisky local et de rhum, les bouteilles passant de main en main, tous
communiant, les vieux, les jeunes, toute une parentèle mêlée à de simples
connaissances, tous ensemble rythmant la dramaturgie en frappant le sol de
leurs talons fendillés et blancs d’usure pour les plus pauvres, les riches
prenant les pauvres par le cou et braillant que là au moins tous étaient égaux,
tous ébranlant la terre jusqu’à faire monter des nuages de poussière rouge,
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chacun cherchant à toucher un bout de la natte sacrée pour s’imprégner de
substances destinées à combattre les forces contraires.
Puis, l’ayant reconduite à sa couche mortuaire au déclin du soleil, ils
scelleraient une nouvelle fois la porte du tombeau tandis qu’elle-même
retomberait dans sa nuit éternelle, avec peut-être le dernier écho des kabary
scandés à sa gloire. Lena savait qu’après sa mort, elle ne serait plus jamais
seule, allongée auprès de ses chers disparus, elle et sa fille suicidée enfin
réunies dans l’arrente des vivants d’aujourd’hui et de la reconstitution de leur
belle famille d’autrefois.
Et ses descendants seraient au rendez-vous avec elle dans sept ans, et
une nouvelle fois encore sept ans plus tard, et ainsi de suite, lorsqu’il y aurait
à coup sûr plus d’un nouveau venu à ses côtés. Lena n’avait jamais eu peur
d’une mort qui la délivrerait des maux d’ici-bas et qui donnerait lieu à tant de
célébrations. Pour Lena, la mort avait un futur.
C’est ce qu’affirme Nirina à l’assistance resserrée autour du fatapera
qui réchauffe à peine l’air froid. Elle insiste sur l’abnégation dont sa mère a
toujours fait preuve envers tous. Nirina sait trouver des mots chaleureux pour
parler de Lena et chacun est envahi par l’émotion. Nirina est une brillante
oratrice.
Les hommes se ravigotent en douce avec de la bière allongée de rhum.
Et les gamins, gavés de bonbons et de soda, fatigués de devoir se tenir
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tranquilles sur les chaises et les bancs, ont fini par s’écrouler dans les coins et
dorment par terre sous des bouts de couvertures.
Et les dames qui ont écouté Nirina chanter les louanges de sa mère,
enfouissent le vieux secret tout au fond et opèrent un total revirement. Elles
disent que finalement, Nirina est une bonne fille qui respecte sa mère. Qu’elle
fait comme il faut faire.
Et Malala a lancé de méchants regards à sa sœur tandis qu’elle parlait.
Il agite de noires pensées. On se demande ce qu’il prépare en s’agitant ainsi
sur sa chaise.
Et Désiré est ailleurs. Il n’a rien écouté. Il pense que vient de mourir la
seule personne au monde qui l’eût vraiment aimé. Ses rapports avec sa mère
avaient culminé quinze auparavant, longtemps après qu’il eut épousé cette
fille d’Ambatondrazaka, de souche Dihanaka, très inférieure à la sienne. Sans
hésiter, Lena et Gus qui s’étaient déjà résignés à une précédente mésalliance
entre Serge et un parti peu reluisant, avaient carrément dit non au projet de
mariage de l’aîné, parce que c’était l’aîné justement, et que là, vraiment, le
fils poussait un peu loin le bouchon. Mais Désiré avait outrepassé leur refus,
choisi la femme, qui était belle – quoiqu’ avec un soupçon de cheveux crépus,
nuançait Ndriana – et rompu avec son père et sa mère.
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La brouille avait duré plusieurs années et Désiré se garde bien de
raconter combien la fâcherie l’avait torturé en secret et rongé de remords
jusqu’à ce que se produise l’événement inimaginable. Lena avait alors
quarante-cinq ans, elle avait déjà beaucoup grossi et se déplaçait moins
facilement qu’autrefois. C’était l’époque où Désiré et sa femme enseignaient
dans une village qu’aucune route carrossable ne reliait à aucune ville et qu’on
ne pouvait atteindre qu’après quarante-sept kilomètres de marche par des
sentiers de brousse peu sûrs qui partaient de Moramanga. C’est à cette
distance que Désiré avait la charge, contre un maigre salaire, d’une classe de
cent vingt élèves pour lui tout seul.
Lena n’avait parlé à personne de son projet. Elle ne s’était fait annoncer
par aucun colporteur, n’avait pas davantage prévenu par un petit mot, bien
qu’un petit avion assurât une distribution de courrier deux fois par mois, et
elle avait surgi là d’un coup, comme un zombi venu d’un autre monde,
hébétée, à bout de forces après des heures et des heures de marche. Elle avait
débarqué devant des villageois frappés de stupeur, escortée depuis plus d’un
kilomètre par une ribambelle de gamins qui avaient entendu la rumeur et qui
étaient partis à sa rencontre et l’avaient entourée en poussant des cris de
triomphe. L’événement avait été un tel prodige que les vieilles rancunes
avaient fondu d’un coup et la mère et la belle-fille étaient tombées dans les
bras l’une de l’autre.
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Désiré retourne les vieux faits dans sa tête et il ne sait toujours pas ce qui
a poussé sa mère à faire, en dépit de ses mauvaises jambes, ces quarante-sept
kilomètres à pied, sinon un amour fou. Ou un orgueil fou. Il ne parvient pas à
choisir. Elle a ébahi tout le monde, songe-t-il, et ensuite, on m’a regardé de
travers, comme si j’avais voulu la faire mourir, et c’est pourquoi j’ai préféré
quitter le village. Car au fond, c’est une accusation publique qu’elle a portée
contre moi. Elle aurait pu se contenter d’écrire sans s’humilier à ce point-là
mais elle a dû penser que ça forcerait la réconciliation, qu’elle porterait son
sacrifice comme un trophée, que ce serait tellement spectaculaire, tellement
notoire, que ni ma femme ni moi ne pourrions la renvoyer…
C’était du Lena tout craché. Terrifiante et magnifique dès qu’il était
question de son fils aîné… Elle avait marché sans relâche pendant deux jours
et dormi n’importe où, à même le sol, dans une case louée à un paysan,
comme elle le raconta plus tard….
Les yeux de Désiré brillent de larmes contenues à cette évocation… Et
Gus, qui avait déjà abandonné sa femme à l’époque mais qui avait appris la
nouvelle du miraculeux raccommodage, avait eu cette réflexion désabusée
entre deux verres de bières à l’hotely15 du Saka Manga16, qu’après tout, on n’y
pouvait rien et que même si Désiré avait voulu épouser une vache, qu’est-ce
qu’on aurait pu y faire. Le café qui circule est froid.
15 Hotely : débit de boisson, restaurant, hôtel.
16 Saka Manga : chat bleu.
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Et les dames qui ont chanté en chœur, écouté les discours, bu du café et
suivi sans faiblir les péripéties du spectacle, n’en peuvent plus de leur vessie
douloureuse, repèrent des coins sombres, se soulagent, s’empêtrent dans leur
lamba et reviennent en tapotant ce qui a traîné dans la poussière. Certains
hommes braillent au lieu de chanter par ce qu’ils sont soûls. Ils chuchotent à
l’oreille des dames qu’ils vont s’éclipser juste une heure ou deux. Certaines
préfèrent les suivre. Porcelaine ne bouge pas. L’assistance se raréfie. La lune
est basse.
Et Malala au visage en lame de couteau, visage sculpté d’ombres qui le
font paraître plus maigre encore, Malala en colère contre eux tous, qui, pour
une fois s’est laissé convaincre de boire quelques gorgées d’alcool,
commence à en ressentir les effets. Après avoir dodeliné de la tête dans son
coin, le regard fixe, il sent une chaleur l’envahir qui lui dicte de sauver
l’honneur, son propre honneur et celui de sa mère. Il se lève lentement, tourne
quelques instants sur lui-même sans rien dire puis, tel l’Imprécateur dressé
dans sa sainte colère, il pointe vers le Nord un long doigt maigre qui désigne
un lieu dans la nuit et marmonne sans qu’on puisse vraiment comprendre ce
qu’il dit. Mais les dames savent bien de quoi il retourne et elles veulent le
faire taire et lui demandent de s’asseoir, ce qui a pour effet de l’exaspérer
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davantage encore. Il bouillonne et, porté par un désespoir infini, il parle clair,
le regard halluciné : mon père vient d’Ambohimalaza, dit-il, et là-bas il y a
une coutume, les pères couchent avec leurs filles pour préserver la pureté de
la race. Alors c’est pour ça… Parce qu’ils sont de haute lignée et qu’ils
veulent des enfants sans tache. Mais ma mère était accablée par la honte, elle
en parlait tout le temps avec nous les garçons et elle nous expliquait qu’elle
avait envoyé ses deux filles loin, à Tana, avec Gus, à cause de la honte et pour
cacher la naissance. Et j’étais si perturbé et ma mère souffrait tellement. Et la
liaison a duré cinq ans, et ma mère n’a jamais pardonné, elle a fait son devoir
de mère mais elle n’a jamais pardonné et la fille issue de ça est un monstre,
elle est damnée, elle est l’incarnation du Mal dans la maison et il faut la…
Malala ne trouve pas le mot car il ne sait pas ce qu’il faudrait faire de la
Simplette. L’assistance est ahurie, clouée sur place, personne ne dit mot. Mais
quand soudain Malala se tait, deux hommes le prennent par le bras pour le
forcer à s’asseoir et il semble foudroyé par sa propre sortie.
Nirina pince les lèvres de rage, tous ses efforts sont anéantis, le dégoût
l’envahit, elle tremble d’humiliation. Mais elle a tort car si tout le monde a
entendu, plus personne n’en a cure désormais, la seule chose qui les choque
est que Malala ait osé tenir à haute voix de tels propos pendant une cérémonie
funèbre.
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Nirina préfère penser que Malala n’a proféré que des mensonges, que
ce n’est pas du tout ce qui s’est passé, que nul ne peut le savoir mieux qu’elle,
que l’amour… Elle chasse la vision du long doigt pointé, elle revoit la maison
de Tamatave, là où la chose avait eu lieu pour la première fois. C’est la
maison qui sert d’atelier à Savonnette aujourd’hui, celle d’où Lena les avait
chassés, Gus, sa sœur et elle. Maintenant, on dirait plutôt une cabane, quatre
murs de planches sous un toit de tôles rouillées, et deux petites pièces
sombres, une maison avec des volets portant encore des traces de bleu, un
bleu délavé qui date encore de ce temps-là. Nirina pleure en silence.
Nirina pleure en silence. À l’époque, le Père avait déjà purgé sa peine
de prison et il était revenu et ce père, encore jeune et séduisant, qui avait
laissé deux petites filles, avait retrouvé deux jeunes filles, les deux sœurs
aînées, toujours à demi nues à cause de la chaleur, deux belles adolescentes le
frôlant dans l’ombre et la moiteur de lieux exigus où ils vivaient encore à huit,
juste avant le suicide de Noro.
C’était arrivé dans la pièce du fond sans fenêtre pendant que la Mère
allait vendre ses fruits au marché. Ce n’était pas du tout une histoire de
coutume, c’était arrivé à cause de l’ombre, et de la chaleur, et de l’innocence
et de la séduction de Gus et à cause de la Mère, si froide et grosse et bigote.
Nirina sait comment c’est arrivé mais elle ne le dit pas, elle ne le dira jamais.
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Gus est terrassé par l’esclandre mais il ne réagit pas, fixe le sol. Il
voudrait pouvoir rentrer sous terre. Il sait qu’il n’y aura jamais de pardon pour
lui, même à l’heure du Jugement Dernier. Il hait la religion. Il est titillé par
une envie de foutre le camp mais il n’ose pas. Savonnette sourit.
Mais Nirina a la peau dure. Elle a séché ses larmes, ravalé sa colère
pour faire face, tandis que Malala regarde Gus et formule à voix basse des
mots qui le hantent depuis longtemps, je n’aime pas mon père, je ne veux pas
le reconnaître comme père, je ne lui pardonnerai jamais et je maudis ma sœur
et sa misérable fille. Malala n’a pas de pitié.
Et les quelques dames qui sont encore là sont saisies d’effroi. Elles
suffoquent. Elles récitent des patenôtres pour conjurer la malédiction, elles
mélangent tout, l’ange du Seigneur apporta l’annonce à Marie… et elle
conçut du Saint-Esprit… Délivre-nous du Mal… Prends pitié de nous, Toi qui
enlèves le péché du monde… sed libera nos a malo…
Les flammes des bougies et les ombres rendent effrayant l’étroit et long
et beau visage de Malala tandis que ses yeux brillent dans le clair-obscur. Et
Ndriana pense que ce frère, qui maudit les autres, est lui-même maudit.
Ndriana qui est libre et rebelle, qui hait la tragédie et davantage encore les
psychodrames familiaux, se lève et s’éloigne et Sonia le suit et Gus profite de
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l’occasion pour s’éclipser dans leur sillage et ils s’évanouissent tous les trois
dans l’obscurité.
Et Désiré s’en va aussi, va retrouver son père avec une demi-bouteille
de rhum oubliée sous un banc et ils mélangent la bière et le rhum et ils
picolent tous les deux et au bout d’un moment ils commencent à s’engueuler
parce qu’ils sont soûls et qu’il y a tellement de raisons de s’engueuler mais ils
trouvent toujours d’autres raisons que les bonnes. Et Gus est à la fin
complètement ivre, marche de travers parce qu’il ne tient pas l’alcool
contrairement à son fils qui reste droit. Une fois de plus, Gus est déconsidéré.
Et les chants se taisent faute de chanteurs tandis que le ciel s’éclaircit à
l’Est. Les hommes crachent au hasard. Il n’y a plus beaucoup de monde sur
les chaises à l’exception de quelques dames et de Porcelaine qui est restée
impassible pendant le scandale. Mais Nirina et ses filles ont cessé de passer
les plateaux et le café est complètement froid parce qu’il n’y a plus de
charbon de bois pour alimenter le fatapera. Les enfants dorment
profondément sous les couvertures et des chiens errants ont enfin réussi à
s’approcher et ils lèchent les tasses vides dans lesquelles durcit un fond de
sucre. Noro, totalement oubliée de tous, n’existe plus que sur une photo en
noir et blanc dans la chambre où gît sa mère. La Simplette a disparu.
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Et les dames se sont calmées. Elles quittent peu à peu la scène,
fatiguées mais réconfortées par les prières, le secret à nouveau enterré. Des
pousse-pousse et des taxis les attendent, elles reviendront demain, jamais elle
n’abandonneront leur rôle de gardiennes des rites.
Et la nuit est finie. Tous seront encore là pour chanter demain et encore
après-demain, aussi longtemps qu’on pourra supporter l’odeur de la mort et
qu’on pourra payer. Et chacun continuera de remâcher ses songes et d’en faire
des mensonges pour qui ne les a pas encore entendus.
Et Bakoly est une des dernières à partir pour rejoindre un modeste
hôtel. Personne n’a pensé à lui déployer un petit matelas à même le sol pour
lui éviter cette dépense. Mais demain, trois de ses fils viendront la soutenir,
trois fils solidaires de leur mère, et dont la présence excitera encore davantage
la jalousie des dames, elle le sait.
Demain, tout sera balayé parce qu’on ne peut pas vivre autrement qu’en
balayant le passé, et on fera comme si le secret n’était jamais sorti de sa
tombe, personne n’osera évoquer l’épouvante semée par Malala qui, tout seul
maintenant, semble paralysé sur sa chaise et fixe le sol d’un regard plein de
larmes. Demain…
Lena fut inhumée huit jours plus tard. Une famille restreinte la
conduisit en cortège jusqu’au tombeau, dans la périphérie de Tananarive. Il y
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eut en tout et pour tout quatre voitures pour suivre sa dépouille, celle de
l’ingénieur, la Volkswagen de l’avocat, un taxi-brousse et un minibus de
location. Le déplacement coûta cent quinze mille francs malgaches. Lena,
enveloppée d’un lamba de soie et de nattes de rabane, voyagea ficelée sur le
toit du minibus.
FIN
Michèle Ferrand
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