Jour d’asphalte (22)

John chantonne à voix basse, tapotant le volant au rythme lancinant de ses souvenirs d’enfant. Quinze heure vingt. Nous allons arriver à Barcanche sous les néons orageux, les acclamations diluviennes. Toute une fanfare divine accorde son allegro furioso dont John restitue les gammes en murmurant. Barcanche, aux remparts à la Vauban, grise sous la bourrasque, bleue sous l’azur, blanche sous son blason de ducale oppression, rouge durant la saison de chasse à l’ours, Barcanche la cité provinciale au cœur du massif montagneux nous voici, conquistadors modernes, montant à l’assaut de tes tours, déjouant l’huile bouillante que vomissent les mâchicoulis sur le moteur de notre invincible machine , nous voici, sous l’étendard joyeux de Beau Gosse, roi d’Abribus, venus semer désordre et barbarie sur ton sol hautain !

« – Rudolf ! Dit John rêveusement, peux-tu me lire le texte de la page soixante de mon bouquin d’histoires courtes, celui qui est écorné et graisseux, il me trotte dans la tête mais je ne m’en souviens plus. »

Je fouille dans le sac et saisis l’opuscule. Les pages sont lourdes et les tourner fatigue.

– » Voilà voilà, ouvre grandes tes esgourdes. Je cite :

« Je vis la tête de mon homme

Dans un panier, à l’ombre

J’y posai un baiser

Qu’un voleur de panier emporta. »

(Histoire d’amour)

« -Merci vieux !

« – C’est naturel, Beau Gosse ! A ton âge les anges soufflent encore dans les trompettes de la Renommée, bien que celles de Jéricho se soient mutées en trompes de Fallope.

« – On a l’amour qu’on veut, pas vrai ?

« -Deo gratias ! »

Nous glissons sous la porte saint Martin et accédons au cœur de la ville. Les bâtisses en espalier, les rues étroites où les passants se raréfient, la tonalité grise reflétant l’état du ciel -d’ardoise-. Tristesse magique des rues hivernales expédiées à la montagne pour un rude exil afin que plus de vigueur naisse de ses habitants casaniers durant la saison estivale. Illusion touristique sous le soleil de mai quand la vie se compromet à l’ombre frémissante des mélèzes. Douze mois par an suintent ici de ragots près des cheminées. L’étranger ignore que dans l’âtre où se consument chênes et châtaigners les clans, à la veillée, échines glacées et fronts brûlants, causent. Les bûches enclines au ressuage, les fagots embrasant de leurs lueurs exquises ces cadavres sournois, embellissent ce décor rustique. Et nul dans cet habitacle mécanique ne saurait me contredire, je connais trop ce genre de lieux pour ne pas les maudire. Car de bonnes raisons stimulent ma rancœur.

Quand je suis arrivé pour la première fois dans cette bourgade, il y a une dizaine d’années, mes premiers contacts avec les habitants s’établirent par la question : « connaissez-vous monsieur Jügg? ». La réponse était simple : « non, qui est-ce ? ». Alors, adoptant un ton confidentiel, ils me glissaient inlassablement à l’oreille : « vous aurez bien le temps de le connaître, mon bon monsieur, bien le temps… »

Cela était bien vrai. Combien de fois en effet ai-je vu depuis passer dans la rue principale la silhouette décharnée de monsieur Jügg, vêtu d’une antique redingote et d’un haut-de-forme d’une autre époque qui allongeait en démesure la verticalité déjà excessive de son corps, je ne saurais le dire. Personne ne saurait le dire. L’épicier chez qui se rendait régulièrement monsieur Jügg (c’était sa seule démarche en ville) laissait courir toute une foule d’idées sur son compte, racontant qu’il se contentait de tendre au commerçant une liste sur laquelle tous les produits nécessaires étaient inscrits. L’écriture, rajoutait-il encore, ressemblait en tous points à l’homme, longiligne, aigüe et cassante comme l’était son visage ; il avait bien tenté d’extraire quelques paroles de l’être impavide qui lui faisait face, mimant une incapacité à décrypter certains mots, mais monsieur Jügg, d’une main autoritaire, reprenait alors son papier et quittait promptement la boutique. Il n’y revenait que la semaine suivante, présentant la même liste, récrite avec la même fermeté. Une fois acquises toutes les marchandises, il reprenait son papier, réglait la note et repartait sans bonjour ni bonsoir vers son domicile, une petite maison en bordure d’un chemin de halage, sise à la sortie du village.

Monsieur Jügg, racontait-on, s’était installé depuis une quinzaine d’années dans cette chaumière près du canal. Personne ne l’avait vu pénétrer dans ces locaux et seuls les volets ouverts indiquèrent un matin qu’une nouvelle âme avait élu domicile au village. La tenancière du café « Aux Bons Amis », le seul bistroquet local, lançait à qui voulait l’entendre que notre homme était venu de la forêt contigüe à la maison qu’il occupait et qu’en fait c’était le diable en personne, ou du moins un satyre égaré. Elle entretenait la légende tout en essuyant ses verres, ajoutant chaque jour un élément nouveau qui rendait plus complexe, et donc plus mythique, la véritable origine de monsieur Jügg. Aux dires de la patronne, quand il m’arrivait d’aller « Aux Bons Amis » le vendredi soir, l’homme qui masquait le démon portait dans les traits de son visage de minuscules cicatrices qui de jour en jour se répandaient sur son front. Cela constituait pour la patronne un signe certain de la présence du Mal.

AK

11 commentaires sur “Jour d’asphalte (22)

    • Méfie-toi, à trop consulter ce genre d’ouvrage on finit par s’auto médicamenter et on meurt d’une coquille 😉
      Bon alors ce bon monsieur Jügg, j’aurais bien une idée sur lui mais c’est pas dans l’esprit de l’histoire, donc j’attends la suite …
      (j’adore la rose trémière droite comme un manche à balai devant la porte interdite, encore une rebelle !

      J’aime

    • A vrai dire, je découvre ce passage que j’avais complètement oublié ! Autant dire que j’attends également la suite…en espérant que je consulterai un autre dictionnaire moins compulsif ! 😉

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