les babillages de Chinette, les coloriages de Chinou
Ce matin, je me suis réveillé mort. Je le sais parce que mes pieds étaient devant, et que je n’avais ni envie de manger, ni envie de pisser, ni envie de fantasmer sur un christ cloué à sa croix dont le maigre tissu, une fois retiré, serait juste à portée de mes lèvres, ni d’entendre ma mère qui chante en étendant le suaire du père qui est mort à la guerre, n’importe laquelle puisque toutes se ressemblent. J’étais mort d’une maladie que certains psychiatres nomment la flemmingite aiguë. C’est une maladie dont on ne connaît que peu les symptômes. Cela démarre un matin, quand vous êtes allongé et que le réveil a oublié de sonner, comme les cloches du village qui sont parties à Rome trinquer avec le pape. Vous vous rendez alors compte que les pieds vous regardent, et chaque orteil cherche au travers des autres un petit nom qui le distingue, comme un coucou suisse égrène ses heures. La famille Orteil compte dix individus, comme les doigts de la main, à cette différence près que ceux-ci ont chacun un nom qui les identifie. Bien que de partis opposés, ils restent solidaires, surtout dans les manœuvres qui nécessitent deux bras pour porter une pendule franc-comtoise par exemple, mais quand se lèvent les coudes après l’ouvrage la récompense est terre promise : un vin de paille remplit les verres. Les pieds ont arrêté leurs études entre la sixième et la quatrième dimension : l’étude du latin et du grec ; ainsi se nomment-ils Hallux, Secundus, Tertius, Quartus et Quintus (ce qui donna lieu à des joutes anatomiques entre pieds grecs et alexandrins). Bref, de quoi mourir d’ennui quand on a envie de parcourir le monde ,danser ou tout autre chose, au nom évocateur (sauf pour les prêtres qui prennent leur pied en récitant la messe en latin).
Voilà où j’en suis. A ce triste constat que mes mains ne chatouilleront jamais mes pieds. Je suis petits bras et ne puis caresser la plante renfrognée de mes pieds. Des pieds chaussés de lourds sabots ont marché sur un pays en paix, et mes doigts sont restés gelés. La famille Orteil a planté mes jambes dans la boue tenace de l’hiver, et pourtant le printemps arrive et mon majeur honorable, tout comme l’auriculaire qui m’informe à l’oreille, fait sécession. Mais quand la force qui se veut puissante et unie du corps se réveille morte, comment sanctionner le sang qui sèche, noir, au petit déjeuner des Nations ? Bol de café et tartines de bombes, déconfiture et gueule de bois, belles jambes et au bout de celles-ci un avenir disloqué, des ruines jetées en pâture aux télés internationales, nuages de pleurs, monstruosités, dévastations, vous reprendrez bien un petit crime de guerre, pour compenser vos investissements perdus qui désormais vous reviennent en pleine face. Boulevard des allongés, finance mondiale, fragilité des licences et contrats volés, corrompus, signés, encre noire et sèche des profits comme ces mains ensanglantées qui ont su les parapher, au grand bonheur d’actionnaires privilégiés.
Ça, c’était quand j’étais vivant. Quand ma mère avec un tricotin fabriquait de petites poupées en laine dont elle vêtait Hallux, Secundus et les autres, des marionnettes qu’elle faisait gigoter en me caressant la plante des pieds, inventant des histoires idiotes qui racontaient qu’un pays en paix était envahi par des ogres barbares qui, loin de leurs babouchkas, semaient la désolation sur leur passage, la peur et le sentiment de défaite inouïs traçant de sang leurs lignes rouges effroyables, indignes de la moindre humanité. Je ne comprenais pas tout, ni la raison pour laquelle en l’écoutant, mes larmes venaient et mes poings se serraient. Mes doigts ce matin sont immobiles. L’ enfance est sous les décombres d’un siècle qui a vingt deux ans. En fait, je suis terrifié, incapable de me mouvoir. Je suis terrifié parce que je lis dans la tête du dictateur qui se pense maître de l’échiquier. Les arpions avancent, les tours roquent, les fous biaisent et la sombre cavalerie arpente les îlots de résistance que lui oppose le peuple libre. La Grande Catherine du passé pourrait-elle s’offrir un yatch d’oligarque en ces temps modernes, sans les avoirs mafieux d’un président criminel ? Sans doute, certainement. Où est le peuple ? Devant la télé, seul recours après le travail harassant et mal payé, se nourrissant de fausses nouvelles. Beau peuple que l’on assujettit depuis la Révolution de 1907.
Ce matin, je me suis réveillé mort.
De honte. Pas de flemmingite aiguë. A cause de ce poil qui me pousse dans la main droite : le Poilux, comme le nomment les psychiatres .
06 04 2022
AK
Il est sacrément envoyé, ce texte !
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Cette impuissance dont nous, occidentaux, faisons preuve face à un dictateur (et non à un peuple abruti par une constante propagande), au cynisme intolérable, cette impuissance nous ramène à ce que nous sommes : des allongés sur le boulevard de l’Humanité…
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absolument.
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Magnifique. Merci.
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Comment, au vingt et unième siècle peut-on vivre ce genre d’Histoire (mais ce n’est pas, loin de là, la seule guerre sur la planète). Désolant et ignoble.
Bonne soirée !
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