Bakounine, Marcel et Lucette

A force de lécher les murs sa langue devînt râpeuse et peu à peu il perdit le goût de vivre, comme il avait perdu ses dents vingt ans plus tôt en attrapant un scorbut tropical, quand il possédait encore la jeunesse pour conquérir le monde. Mais Bakounine, le camarade vitamine, ne lui avait légué qu’une chanson de Ferré et des rimes en forme de rideau de fer. Il avait, quand ces lignes furent écrites, quarante ans, et travaillait dans un restaurant comme aide-cuisinier polyvalent. Ainsi passait-il de la râpe à carottes et choux rouges à celle des fromages, emmenthal et parmesan. Une vie difficile, certes, mais qui lui avait permis, à force de petites économies, de se payer un dentier en solide matériau que ni le gel d’hiver ne brisait ni la canicule d’été ne fondait.

Il vivait seul, au sixième étage d’un immeuble hausmannien avec ascenseur grimpant jusqu’au troisième palier, ne croisant personne dans la cage d’escalier, ce qui était logique vus ses horaires de travail. Cependant, quand il faisait des heures supplémentaires en fin de semaine il lui arrivait de croiser Lucette, dont il savait qu’elle tapinait sur le boulevard des Capucins avec Chochotte, une petite chienne Chihuahua, qui facilitait l’accroche avec les clients. Marcel, tel était son prénom, l’avait croisée un soir qu’elle était en pleine discussion avec un bourgeois en mal d’amour. Il avait ri sous cape quand le clampin avait demandé à Lucette « combien ce petit chien, derrière la vitrine ? »

Le monde est petit, raconte-on, mais le désir est un vaste océan. La solitude soulève souvent les voiles du voyage et Marcel dans son petit logis se mit à palper la vigueur de son mât. Il naviguait en solitaire certes mais ses draps soulevaient des tempêtes et s’il n’avait plus le goût des murs naissait en lui la cire mielleuse des bottes féminines. Il fantasmait. Il était de plus en plus dans le cirage. Le cuir n’est pas encore la chair, mais il en est le parfum évocateur songeait-il.

Cette nuit-là, Marcel quitta le restaurant très tard. Venait de s’y dérouler un repas de cardinaux venus des quatre horizons et le pape assis en bout de table leur fit l’oraison. Dans la cage d’escalier il entendit un remue ménage inhabituel. Le Chihuahua de Lucette venait d’être assassiné par un client. Une rigole bleutée coulait sur le palier du quatrième. Tout le monde sait que ces chiens de luxe ont une couleur sanguine différente des chiens de rue et Marcel, en enjambant la tache qui atteignait la rambarde de l’escalier, eut la vision mystique de Lucette en peignoir, le rimmel dégoulinant sur ses joues rosées, la poitrine pimpante mais les tétons mous comme des savonnettes, dans ce genre de métier c’est normal, mais surtout il vit Lucette en pleurs se jetant dans ses bras. Il n’osa pas sécher ses larmes avec sa langue râpeuse, se contentant pour immédiat viatique de lui administrer dans l’oreille un rap d’Oli et Bigflo. Il la serrait si fort qu’il crut, à un instant, tenir entre ses bras Chihuahua Pearl et être le lieutenant Blueberry de sa jeunesse. En fait, il bandait. Peut-être un choc post-traumatique après la soirée des curés, mais rien n’était moins sûr.

Le corps brûlant de Lucette, Chochotte le clebs écrabouillé et le client parti sans payer, sans parler de ce cirage biomorphique qui enduisait les bottes de la Belle, et cette extrême fatigue dont on remplit les rêves quand on ne sait plus quoi inventer qui palpe le réel, toute cette maladresse qui finit par se retrouver chaque année le premier novembre dans les jardins plantés de chrysanthèmes, oh non, par pitié, Lucette ! Marcel glissa dans l’autre oreille « mais viens donc au sixième étage avec moi, je te montrerai tous mes albums de Blueberry,(dédicacés par Giraud et Charlier, of course) nous cueillerons des myrtilles sur les collines de tes hanches, tous les jours même le dimanche.

Lucette répondit gentiment : « il y a des saisons pour les myrtilles. T’aurais pas plutôt une petite arrière-pensée, celle de m’envoyer au bastringue dans un port au sud de la Méditerranée, genre Tanger ou Mellila ? » Marcel n’était pas un intellectuel, et le scorbut qu’il avait attrapé en navigant sous les tropiques, oublié de son copain Bakounine, que savait-il du colloque de Tanger, de W,Burroughs et Brian Gisyn, personne ne s’en souvient alors pourquoi lui, Marcel, qui jette le chien dans la cage d’escalier, prend Lucette sous les épaules et la monte jusqu’au palier du sixième étage, épuisé (Lucette pèse soixante dix huit kilos). Au moment de trouver la clé fourrée dans la poche de son pantalon, il sent que ce con de Bakounine lui a volée. Il lui a volé toute sa jeunesse, ses dents, ses quarante ans et maintenant, sur le seuil offert d’une nuit d’amour, il n’a plus de clé. Le Chihuahua l’a peut-être avalée, ou Giraud et Charlier. Alors, bernique l’amour avec Lucette ? Que nenni ! La clé, il y songe soudain : voici deux décennies qu’il l’avait planquée sous le paillasson. Le paillasson de sa langue…Alléluia, septième ciel, promission d’escalope avec une belle salade, contrepets acceptés avec une corde de rappel à l’indécence, Marcel, Marcel Bakounine est big flot et au lit ! et Chihuahua est une perle rare de bande dessinée. Ah, Lucette ! Ma chambre est un bateau ivre et ma langue n’est pas de bois, juste une lime pour affûter tes ongles de tigresse avec lesquels tu pourras me strier les reins lors de nos ébats passionnés. Lucette sécha ses larmes, et laissa choir au sol son peignoir en faux satin. Elle dit alors à Marcel « ce que c’est beau ce que tu me racontes, c’est d’un romantisme fou. Je veux bien monter sur ton bateau, mais c’est deux cents euros payables d’avance. »

16 04 2022

AK

dessin d’illustration du texte Tomi Ungerer

2 commentaires sur “Bakounine, Marcel et Lucette

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