Un petit bout de vécu…

Une histoire vraie, qui s’en souvient ?

Ce petit bout de vécu (un peu altéré par le temps) m’est venu ce midi, en écoutant une question du jeu des mille euros, sur France Inter. Le questionneur était de Thann, ce qui a enclenché ma mémoire, un clic dans ma cervelle a fait éclore cette histoire qui suit :

Zab et moi nous trouvions en Alsace, du côté de Strasbourg, cherchant du travail. Une offre d’emploi s’est présentée, à laquelle nous avons répondu : employés agricoles pour le ramassage du tabac, à Thann. Nous avons obtenu le boulot. Démarrage lundi. La veille, nos employeurs, un couple d’une quarantaine d’années, nous a donné gratuitement un petit logement, dans le corps de ferme. Très correct. Nous pourrions même utiliser les bicyclettes de la maison pour nous balader le week-end ou le soir, après les heures ouvrées. Cool. Sauf que le travail était dur, éreintant.

Il consistait à ramasser des branches de tabac qui, cette année-là, était disaient nos agriculteurs, exceptionnelle. L’outillage était simple : un employé à la conduite du tracteur, une remorque harnachée sur les bords de rambardes métalliques où s’alignaient une ribambelle de linteaux cloutés sur lesquels deux autres gars de la ferme suspendaient les pieds de tabac que nous leur tendions bras levés, métronomiquement. Le tracteur avançait lentement, mais dans la remorque les deux, le patron et l’ ouvrier, rythmaient l’avancement de la récolte, sans défaillance. Les branches bien feuillues mesuraient deux mètres, et nous devions en ramasser deux chacun, soit quatre, au rythme de l’avancement du tracteur et de l’agissement des deux énergumènes qui avaient dégoté une main d’œuvre jeune et peu payée. Mais à cette époque nous étions jeunes et la liberté nous obligeait, pour quelques semaines, à entretenir ce goût vivace que nous retrouverions plus tard en touchant quelques ronds.

La récolte durait un mois. Au début, nous étions fracassés de fatigue, de gestes que nous ne connaissions pas. Le tabac, on le fumait, on ne le récoltait pas. Partir visiter les alentours à vélo, au début, nous fut impossible, tant nous étions crevés, comme des pneus subissant les clous mal ajustés de matelassiers diaboliques sur notre sommeil torpide. Quinze jours plus tard nous pédalâmes dans ce joli pays. Nous avions pris le pli, le geste mécanique qui satisfaisait notre patron et son épouse. Ils étaient charmants, tout allait bien. Jusqu’à ce troisième dimanche, quand le couple nous laissa seul dans la ferme. Toutes les portes étaient verrouillées, sauf celle de la cave. Le dimanche, comme partout, les commerces sont fermés, et souvent loin quand on vit en périphérie, que les vélos n’ont pas envie d’être chevauchés par de jeunes ouvriers payés à en chier toute la journée.

C’est beau, la jeunesse. Et ça à soif de vivre, de s’en enfiler dans le gosier quand le chais est ouvert et l’exploitant parti promener sa belle dans les vignes du seigneur, les auberges locales et les biscuits en peaux de porcelaine. La porte ouvrait sur la magie d’une réserve d’au moins une centaine de bouteilles parfaitement rangées. Au hasard, j’en ai prise une. Délicieuse. Elle accompagnait élégamment le temps ensoleillé et l’espace libre que la ferme nous offrait, sans ses propriétaires. Il ne nous restait qu’une semaine pour remplir le contrat et toucher l’argent mérité.

Le lundi, dans l’après-midi, le patron arriva. Il était furax : nous avions volé une bouteille de vin (blanc, de mémoire). Oui. Je reconnus que nous l’avions posée au pied du lit, ou dans un endroit culpabilisant après l’avoir bue. Je ne reconnus pas que nous avions fait l’amour, Zab et moi, en satisfaisant nos passions ni le glissement harmonieux de ce liquide durant nos ébats amoureux. C’était inadmissible. La confiance était rompue. Certes. Mais hormis le travail quotidien, que nous laissaient-ils sinon d’être de vils gardiens de leur patrimoine ?

Nous passâmes la dernière semaine à récolter les hautes et lourdes tiges ; les yeux du fermier nous incendiaient chaque fois que nous lui tendions les branches épaisses et garnies de belles feuilles, amples et larges, qu’il accrochait à la remorque. Cinquante ans plus tard, je me suis amusé de me rendre compte, comme Zab, que le tabac ne nous a pas encore tués. Et qu’on fume encore. Seul ce souvenir est parti en fumée. Il ne faudrait plus écouter la radio nationale. Mille euros, entre midi et deux, c’est bien le prix de nos vieux souvenirs.

05 05 2022

AK

13 commentaires sur “Un petit bout de vécu…

  1. M’enfin, tu  pouvais pas lui expliquer qu’un p’tit coup de Gewurz’ ça donne des forces pour bosser et que ça entretient le moral ?  J’espère au moins qu’il n’a pas retiré le prix de la boutanche du salaire !  ‌  

    Aimé par 2 personnes

    • Le Gewurztraminer c’était pour la famille ! mais la bouteille que nous avons bue ce dimanche là était plus goûteuse encore: elle s’offrait à notre proche liberté ! Je crois qu’ensuite nous sommes allés en Suisse, en pensant ramasser des pommes, vers Martigny. Mais là, pof pof, on n’a pas trouvé de boulot. Nous sommes redescendus plus bas, en France, où nous avons (mais c’est une autre savoureuse histoire!) pu faire les vendanges…mais je mélange peut-être mes souvenirs quant aux dates, c’est si vieux tout ça !

      Aimé par 3 personnes

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