Le silence des chats perchés

Sept chats rôdaillaient autour d’une vieille gamelle vide. La nuit était descendue à l’heure du repas, et chacun d’entre nous piochait dans les plats le morceau de viande froide qui nourrissait sa vengeance. Il était vingt heures. Il y avait des pruneaux dans le buffet, mais personne n’osait s’en approcher. Les chats parurent s’exciter alors que la Mort elle-même s’attablait sans mot dire. Nous savions tous que ce silence insinuerait entre nous quelques raisons supplémentaires de nous maudire. Nous connaissions parfaitement les règles du jeu. Les chats sautèrent sur la table. Ils veillaient. Nos fronts suaient à grosses gouttes, mais nous savions que les chats feraient un sort cruel à toute parole échappée involontairement. Un sort aussi sadique que ce pari stupide élaboré entre nous, et dont la Mort se faisait l’arbitre. Nous mastiquions en silence des bouts de chair crue, lorsqu’un hoquètement agita l’un des convives. Les chats se ruèrent sur lui, avec cette agilité sournoise dont ils sont absolument maîtres. Les survivants contemplèrent le carnage sans prononcer un mot, la Mort étant fort bon juge de la douleur.

Quand s’acheva le festin, deux personnes restaient à table.J’ignorais jusqu’à son nom, et vice versa. Les chats, repus, semblaient moins vigilants. Mais la Mort conservait tout son flegme. Finalement mon voisin bailla. Une de ses cordes vocales vibra, et je me retrouvai seul. La Mort me fit face, édicta son verdict : « vous avez gagné. »

Et dans ce silence extrême je sus que j’avais eu le dernier mot.

1985 (?)

AK

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