les babillages de Chinette, les coloriages de Chinou
(photo illustration prise expo jardins du Luxembourg en 2008)
J’étais nu quand ce type a frappé à la porte. Au travers du judas je lui ai demandé quelle était la raison de sa visite. Il m’a simplement répondu : « je viens rédiger votre biographie. Je suis envoyé par WordPress, qui s’intéresse à votre potentiel créatif et, ce n’est pas négligeable, dit-il pour que je lui ouvre l’huis, votre porte monnaie. »Il a voulu entrer en coinçant sa chaussure dans l’embrasure de la porte, mais a ajouté :.
« Heu, je m’excuse, je ne suis pas venu seul. Ma secrétaire m’accompagne. »
Effectivement, elle était splendide, comme un imperméable luisant sous la pluie, ou plus précisément comme la rencontre d’un parapluie sec et d’une machine à coudre humide sur une table à dissection ducassienne Bref, les deux entrèrent. Je leur offris un verre. Mon peignoir regimbait un peu mais la question cruciale subsistait : « que faites vous chez moi ? J’ai au maximum et en moyenne dix lecteurs par jour, je ne suis créatif que quand la pluie arrose le jardin et cela fait deux semaines que je n’ai pas accueilli une goutte de pluie. »
L’homme sembla embarrassé. Il tourna son regard vers sa secrétaire, qui prit à son tour la parole :
« Monsieur, vous l’ignorez sans doute, mais vous êtes lu par les plus belles plumes de la langue française, et ces plumitifs vous jalousent. Nous sommes venus ici pour remettre à sa juste place vos écrits, vos souvenirs et cette place que la littérature vous doit. De telle sorte que le récit de votre vie bâtisse le monument que nous avons l’intention de vous ériger en reconnaissance à votre mérite. »
Je restai stupéfait. Comment mon petit blog pouvait-il intéresser tant de lecteurs anonymes, faire frémir tant de plumitifs aguerris ? Et puis, ces femmes qui commentaient leur plaisir à me lire, avec de gentils likes, et tous ces abonnés de WordPress qui avaient abandonné leurs ruches bruissantes de musique et d’écritures sonores, leur pain d’épice goûteux sur la toile dont tous savaient que jamais la rencontre physique ne se réaliserait, mais écrire, se raconter ou en raconter d’autres, quelle trace laisserait celui qui s’y engage ? Aucune.
A mon tour, je posais la question :
« Montrez-moi vos crayons. Ma vie est faite de noirs mensonges imprimés sur du papier blanc non recyclable et en plus écrits à l’encre amnésique.»
Ce couple de filous obtempéra : de son décolleté la secrétaire tira un stylo quatre couleurs , dévoilant ses seins gros comme deux pommes qui ne se cultivent pas ici, mais plutôt à New York. Je le saisis et remarquai immédiatement qu’il sentait l’after-chèvre, révélant ainsi mon passé caché de légionnaire, alors que la discussion s’engageait à peine. La secrétaire me demanda si j’aimais Wagner. Elle me fixait de ses yeux de Walkyrie et j’en fus troublé. J’eus voulu lui répondre que je préférais le Bel Canto, mais le stylo devait être connecté et je ne répondis que par une mimique d’enfant gâté, balbutiant : « c’est qui, Wagner? » l’autre interlocuteur intervînt à son tour. « Monsieur K., si nous vous offrons ce magnifique stylo quatre couleurs, c’est bien entendu que nous vous demandons en échange quelques éléments sur votre vie privée, afin de remplir notre banque de données vous concernant. Nous connaissons déjà le nom de votre domaine WP, mais cela nous éclaire peu sur vos capacités à exister dans la virtualité de notre monde. Ainsi Mademoiselle P., ici présente, va tester votre potentiel créatif. Je noterai vos réponses, vos faits et gestes, sur ma tablette. »
Il sortit un truc plat, rectangulaire comme les mâchoires du Progrès dont les dents sont des touches de claviers voraces, de sa valisette en cuir micronésien, mélange de peau de serpent et de crocodile, qu’il posa sur la table de la cuisinette, qui était aussi mon bureau. Je demandais à ce qu’il n’y ait aucune caméra ni dans sa tablette ni dissimulée dans la gorge profonde de Mademoiselle P., ne désirant pas que ma face d’andouille inonde les réseaux sociaux et augmente de façon grotesque les abonnés à mon site. Comme dit le proverbe africain cité jadis par Jean Rouch « petit à petit l’oiseau fait son bonnet ».
L’entretien dura une heure et vingt cinq minutes. Dans ce laps de temps me furent demandé si je ne voulais pas passer de la formule Premium à la Business, incorporer de la publicité à la page d’ouverture, et tenter de gagner un séjour en Californie dans les locaux privés de WP, avec piscine et poulettes rôties au soleil de la Côte Ouest. Puis, vers la fin de la conversation, il me fut demandé si je pouvais payer en roubles. C’est alors que je me rendis compte de l’arnaque sous-jacente qu’induisait ces deux escrocs. Mademoiselle P. tenta de me reprendre mon stylo quatre couleurs. Elle avait senti que leur arnaque ne fonctionnerait pas avec moi, que j’avais beaucoup d’expérience dans la négation d’un monde vendu comme meilleur et que mon attrait pour les jolies femmes avait cessé passé mes soixante cinq ans, ce qu’entre amis nous nommions la retraite macronienne, chapeautés les jours d’élection de bicornes napoléoniens.
Nous nous regardâmes en chiens de faïence, lorsque l’horloge de ma grand-mère franc-comtoise tinta cinq fois, après avoir égrené ses quatre tintements de quart d’heures. Le soir descendait par la fenêtre de la cuisinette, et un ciel chargé de nuages obscurcissait la pièce. Un ciel d’orage digne de ceux que l’on observe tous les trois jours en Bretagne, et une fois tous les deux ans en Australie. Mais comment chasser les deux intrus qui ne bougeaient pas de leur siège, toujours décidés à m’entourlouper ? J’étais fait comme un rat, songeais-je. J’avais beau être nu dans mon peignoir à reluquer cette grande girafe qui tentait de récupérer le stylo quatre couleurs que je serrais encore dans ma main droite, aucune réponse ne répondait à leur menace visuelle. Pourtant, je les menaçais d’aller sur Blog spot, sur Over blog, sur Tik Tok, sur Instagram, sur Twitter sur Paramount Channel, voire sur Netflix, mais ces deux tartempions me rirent au nez. Ils échangèrent un regard dont je me souviendrai toujours. Un regard qui disait : » on laisse tomber, Mademoiselle P., ce vieux con ne nous ramènera pas de fraîche, il n’a visiblement ni thune ni charisme à mettre dans notre cochonnet. La prochaine fois, on lui enverra Avast et Mac Afee, pour lui flamber son petit ordi s’il ne veut pas souscrire à l’anti-virus de son engin. Et là, je te le dis, il va regimber, le Papi ! »
Ils se sont levés, ont pris la porte sans dire au revoir. Il pleuvait dru et la pluie, sous de fortes rafales de vent, est rentré dans la cuisinette et a inondé le clavier de la bécane où j’écrivais mon expérience de la négation d’un monde vendu comme meilleur. Ne me restait que ce putain de stylo quatre couleurs et des feuilles de papier en fibres de figuiers recyclées, blanchies à la main. Alors, j’ignore encore pourquoi, je dessinais sur l’une d’elles une grande girafe, qui ressemblait étrangement à Mademoiselle P.. Juste pour que mon peignoir regimba dans l’inutilité de croire qu’écrire mène nulle part.
07 06 2022
AK
Hihihi, très fort, illustre Karouge !
Tu nous montreras la girafe ?
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oui, quand j’aurai retrouvé son peigne.
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Me suis régalée ! Rien de plus à dire! Ne pose plus ton stylo !
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Même pour dormir, tu crois ?
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En écriture automatique à la Breton (André pour plus de surréalisme ). Tout tenter, c’est « fun » ( en « grand-breton » dans le texte).
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