Vite, au bistrot !

(un texte brut de décoffrage…)

Au comptoir, il y a le père, côté clients, qui avale un bock de bière au milieu de la matinée. Servie par le fils, qui nettoie les verres derrière le zinc et sert d’autres clients. Une affaire de famille. A cette heure-là, ce sont plutôt les verres de blanc qui se déclinent au comptoir. C’est un peu moins cher, mais comme les pronostics et les paris sont longs pour les courses à Longchamp, le loto hésitant entre l’âge de la grand-mère, numéro qui rentre encore dans la grille, les verres se remplissent plus souvent que le bock du père, qui surveille l’air de rien l’établissement dont il s’est porté caution pour que son fils, sa femme et son alcoolisme survivent ensemble. Certes, s’il ne vérifie pas le contenu des recettes du jour, il se rend compte par la fréquentation et les boissons consommées du montant approximatif qui remplit la tirelire du jour. Enfin, relativement, car à 13 heures il va faire la sieste à l’étage et n’en redescend que vers 16 heures, dans la même attitude que son fils a pu le constater deux heures auparavant : appuyé au comptoir, un bock en main. C’est l’univers tranquille du « tout va bien », sauf que le fils verse souvent un petit blanc et, rarement, un petit noir, à la clientèle pour s’assurer la fréquentation des poivrots dans son bistrot. Or le père scrute chaque commande et son paiement content, ou pas. Il n’apprécie pas que la tirelire se fende de promotions telles qu’elles s’inventent dans le supermarché local. Un verre servi, l’autre offert.

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Parfois Julien, le fils et patron du bistrot, discute avec des clients de passage. Il leur invente une vie de village onirique, des monuments historiques délabrés qu’il est juste trop tard de visiter car les murailles ont roulé à terre, ensevelissant les derniers témoins de cette époque mémorable où les Maures étaient encore vivants. Comme ces touristes viennent en général à vélo de Belgique, de Hollande ou de pays nordiques, Julien a écrit avec la craie qu’il tient en main depuis l’école primaire :

« brasserie Pontacus » , ce qui fait rire la population locale, car ici jeunes et vieux sont depuis des mois équipés de vélos à assistance électrique, et les touristes avec leurs biclous trois plateaux et cinq pignons, ô misère ! Entre l’Aubisque et le Tourmalet, en passant par le Soulor, n’ont pas même le temps de goûter une tarte aux myrtilles. Le père remet souvent son fils en place, lui répétant avec abnégation que ce qu’il tient est un commerce et non un presbytère où l’on dialogue, mot disparu de la langue française, bref parler trop longtemps aux clients c’est ruiner son fonds de commerce, or c’est ton père qui a investi ; au fait, où est Louise ? Elle n’en fout pas une celle-là !

Louise est l’épouse de Julien. Sa mise est agréable, bien qu’un semblant négligée. Dans ce genre de commerce, il vaut mieux avoir des formes pour que les clients consomment tout en reluquant la serveuse, fut-elle la patronne. Raison pour laquelle Louise s’est faite augmenter le volume de sa poitrine et de ses fesses. Les mauvaises langues du village la surnomment miss Kardachiante, par jalousie. C’est le cas du père de Julien, car bien qu’il ne l’avouât pas, Louise le fait fantasmer, comme il est facile de le croire ; sinon, pourquoi passerait-il sa journée au bistrot, d’autant que tout le monde est au courant, sauf Julien, qui essuie les verres derrière le zinc. On se demande parfois s’il sait qu’il a une femme tant il semble ignorer son existence. En fait, il épie les regards appuyés des buveurs et ronge son frein. Il n’a aucune envie d’être un cocu magnifique, surtout avec ces vieux vicelards qui hantent le comptoir et les six tables du café PMU-Loto-Tabac. Son rêve en fait, c’est d’acheter un bateau et d’aller vivre dans les îles avec une sirène naturellement bien proportionnée.

Pour amadouer les consommateurs réguliers, dont il sait à force de palabres qu’ils possèdent un petit magot, il a repris la formule du supermarché local. Sauf que dans le verre offert il introduit en douce une poudre incolore qui a un effet légèrement hypnotique. Rien de bien criminel, certes. Sauf que lorsque le client vient miser sur les courses, ou régler ses boissons, Julien leur tend son lecteur de carte et enregistre de visu le code secret que le type à moitié dans les vaps tape quand il est encore plus ou moins conscient. C’est la première étape. Mais les journées sont longues dans les villages, la soif, l’appât du gain que rapporteraient les paris, l’achat de paquets de cigarettes et autres marchandises font de sorte que les cartes bleues font de fréquents allers-retours entre les mains de Julien. Ainsi, quand le client, sous l’effet entre autre de la poudre, se trouve incapable de manipuler son bout de plastique, Julien propose de s’en occuper. Bon garçon, la main sur le cœur. Tu parles !

En fait, il rend au quidam une autre carte, et s’absente dix minutes. Louise le remplace au comptoir et essuie les verres derrière le zinc, sous l’œil goguenard du père. Pendant ce temps Julien file à l’unique banque du village et en un tour de main soutire du distributeur plusieurs centaines d’euros, mais jamais plus de cinq cents à la fois. Rester discret et crédible quant aux retraits. Puis retour au bistrot et reprise en main des affaires. Le poivrot revient forcément à la charge, soit qu’il a un tuyau pour la cinquième course, soit qu’il a besoin de tabac et hop ! Julien lui rend sa carte bleue ni vu ni connu.

Et voilà comment, au fil des mois Julien a amassé un bon pactole sur le dos de tous ces buveurs de vin blanc et de bocks de bière, sauf son père, qui est décédé depuis dix huit mois. Quant à Louise, elle a fini par trouver un amant et s’est envolée en sa compagnie (aérienne?) à Dubaï où elle gagne sa vie comme influenceuse suceuse de glaçons. La « brasserie Pontacus » a été reprise par un couple de jeunes entrepreneurs qui tentent de renouveler la clientèle car les anciens piliers de bar se sont tous effondrés. Julien n’a finalement pas acheté de bateau, mais il a dégoté une magnifique bagnole et est parti vivre sa vie avec une sirène bien galbée, une certaine Martine Aston. Bref, la vie est belle, non ?

20 06 2022

AK

4 commentaires sur “Vite, au bistrot !

    • Ah ah ! Le moral, quand on l’a, il faut tout faire pour le garder, quitte à rencontrer Martine ou Mercédes, plus charmante que Simone (dans sa petite auto) ou que Liliane (la femme de Georges Marchais :  » Liliane,fais tes valises, on rentre à Paris ! »
      Bonne semaine Maëstro !

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    • Je crois qu’elle a été l’élue d’un Andalou de droite.
      « Le Parti populaire (PP) a obtenu à lui seul la majorité absolue lors des élections régionales en Andalousie, une première dans l’histoire de la démocratie espagnole »
      On est mal partis (politiquement)

      Aimé par 1 personne

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