les babillages de Chinette, les coloriages de Chinou
Le beurre fondait comme l’argent et l’avenir de Jean, qui pensait qu’avec son magot il passerait au soleil le restant de ses jours. Le beurre demi-sel brunissait au fond de la poêle où il cassa et plongea deux œufs, le seul plat qu’il savait cuisiner sans avoir vraiment appris qu’en cassant ces œufs il aurait pu battre les cartes d’une omelette, en y ajoutant sel poivre et quelques grammes de fromage râpé pour la rendre plus goûteuse. Hélas, il n’avait plus un rond pour acheter quoi que ce soit, et les deux œufs noyés dans le beurre noirci le narguaient. Ils semblaient lui reprocher d’être un raté, un type incapable d’assumer le braquage de deux poules de luxe qui sortaient de chez Van Cleef et Arpels©, les célèbres joailliers de la place Vendôme, en ce mercredi de juillet caniculaire. Ces femmes avaient la nuque bien dégagée et de leur cou pendait un collier comme on les aime dans la haute société des gens qui se foutent du monde. Jean les avait attaquées de dos, déclipsé leur monture et d’un revers de main arraché les pendeloques, avant de s’enfuir en Scooter© dans les rues de Paris, celles qui ne sentent pas le parfum des beaux quartiers. Tout en roulant il comprit ce que signifiait la fable de « la poule aux œufs d’or », alors que coulaient les deux rivières adamantines dans la poche de son veston. Il remercia son ancêtre Jean de la Fontaine, songeant que cette fable était d’une autre valeur que celle de Perrette et son pot au lait. Mais le destin réunit souvent les espoirs déçus, comme ce fut le cas pour Jean, son avenir et ses œufs au plat.
Une fois rentré chez lui, il admira le scintillement des bijoux sur la table de son studio du sixième étage. C’était beau, mais ce n’était pas tout : il fallait les fourguer à un receleur, et il n’en connaissait pas. Il avait agi par opportunisme, simplement parce qu’il était présent là, place Vendôme, dévorant un sandwich pendant sa pause de coursier sur le siège de son Scooter© (qui n’était pas un Piaggio©). Finalement, il opta pour les puces de saint Ouen et s’y rendit le samedi matin, jour non ouvré mais ouvert aux petits trafics illicites. Il fit la tournée des brocanteurs, antiquaires, vendeurs de montres et de bibelots chinois. Tous lui répondaient qu’en fait, sa marchandise était du toc, ni plus ni moins, tout juste bon à intéresser quelques rappeurs qui adoraient le clinquant les lunettes noires et les manteaux synthétiques en faux renard des toundras sibériennes. Comme il s’épuisait à ne trouver aucun potentiel acheteur, il brada les bijoux à un ruffian vêtu comme un duc, un nommé Roland Dorgelès, qui lui laissa sa carte de visite et l’invita le lendemain dans un boui-boui de Montmartre, où il avait son QG. A midi trente, alors que sonnaient les cloches de la basilique du Sacré Cœur, sur la Butte, Jean pénétra au restaurant chez Plumeau, où Roland l’attendait, installé à une table en retrait. Ils déjeunèrent d’un hamburger frites (cuisson belge) et d’une glace américaine au parfum pistache (sans pistache), puis se mirent d’accord sur le montant de la vente : cinquante euros par pièce. Jean accepta, noyé par le baragouin du duc et les verres de mauvais rouge qu’il avait ingurgités, éberlué par la faconde de son acquéreur. Roland offrit le pot de vin et tendit sous la table un billet de cent euros, pendant que Jean lui tendait, de l’autre main, le paquet de bijoux enveloppé dans la gazette de la Butte Rouge, un vieux journal communiste qu’il venait de trouver au pied d’un peintre amateur qui essuyait ses pinceaux avec.
La transaction effectuée, le duc s’éclipsa, laissant à Jean le soin de payer la note sauf le vin, qui en fait était compris dans le menu. Tout heureux, Jean remonta sur son Scooter© et redescendit la Butte jusqu’à la rue Ordener. Il trouva une station service et refît le plein, avant de regagner son domicile, avenue d’Orléans. Il s’arrêta deux ou trois fois boire une bière sur le parcours. La canicule de ce mois de juillet était véritablement intense, ce qui justifiait à ses yeux ces arrêts, bien qu’il ne conduisît pas la bouche ouverte. Arrivé au pied de son immeuble, il cadenassa son engin autour d’un lampadaire qui sentait le dog day new yorkais, puis courut chez l’épicier arabe ouvert sept jours sur sept acheter du beurre, des œufs, du fromage râpé et une bouteille de Gevrey Chambertin ( en promo car tombée du camion). Avec les faux frais, l’essence et le restau, lui restait un billet de cinquante et trois euros trente en pièces. Le commerçant glissa le billet dans une petite machine aux reflets verdâtres et lui signifia qu’il était faux. Bref, la poisse, comme Perrette. Il paya avec sa monnaie et repartit avec une boîte de six œufs et une plaquette de 125 grammes de beurre (demi-sel, car il était breton).
Le lendemain, lundi, le Scooter© ne démarra pas et son absence au poste de travail dans les délais impartis fut considérée comme une faute grave chez son employeur, Hubert Allès. Il fut licencié sur le champ. Pas d’indemnité, fallait être à l’heure mon gars ! Lui répondit-on par texto. C’en était fini de l’avenir, du magot et de la belle vie au soleil des tropiques. Il lui faudrait trouver un autre esclavage. Pour cela, il lui fallait lire les petites annonces dans son Smartphone© connecté, qui était sa seule richesse et son unique potentiel pour dégoter un boulot. Plongé dans ses recherches tout en cuisant ses deux œufs au plat (sur six) qui le narguaient dans la friture, il fut attiré par un gros titre dans le journal ;
« Un vol stupéfiant a eu lieu mercredi dernier place Vendôme. Deux poules de luxe se sont faites dérober leurs colliers d’une valeur de soixante cinq mille euros ( certes, du bas de gamme) à la sortie de la joaillerie Van Cleef et Arpels©. Le voleur présumé est toujours en cavale, mais les journalistes de BFM TV© enquêtent sur une piste que leurs propres caméras de surveillance constante de l’actualité ont semblé déterminer. Il s’agirait d’un jeune homme mangeant un sandwich dont on ignore pour l’instant avec quels ingrédients celui-ci était composé. L’auteur du vol était assis sur un Piaggio© de couleur rouge. Les investigations continuent. »
Jean reposa son portable. Les yeux des deux œufs avaient changé de couleur ; de jaunes ils étaient passés au blanc. L’air de dire on est là, maintenant on a compris que tu as eu raison de tenter ta chance, même si tu es quand même le dernier des cons.
18 07 2022
AK
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